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LE VOL SANS BATTEMENT

oiseaux, comme Constantinople est la ville des chiens. Sur chacun des minarets voisins habitait quelque famille de ses amis, milans, vautours, faucons et parfois cigognes. Il les aimait avec tendresse, les nourrissait individuellement, savait leurs habitudes, leurs particularités, leur poids, leur surface, et jusqu’à leur généalogie.

« Dès qu’il paraissait sur sa terrasse, on voyait arriver quelqu’un de ses clients. Parfois un grand vautour descendait du fin fond du ciel en traçant ses orbes majestueux au-dessus de nos têtes, et c’était alors grande fête à la tour » (Aérophile, 1er juin 1910. Mouillard, par Albert Bazin).

C’est à l’observation du vautour, en effet, que Mouillard attachait surtout de l’importance. Lorsqu’il mettra la dernière ligne au Vol sans battement et qu’il parlera des visiteurs — rares hélas ! — qui vinrent jusqu’à son observatoire, il éprouvera une véritable amertume à penser que peut-être ceux-là n’ont fait « qu’entrevoir » son cher vautour.

M. Albert Bazin ne m’a-t-il pas raconté qu’un soir où, du haut de la terrasse, tous deux contemplaient les évolutions des oiseaux, Mouillard cherchait au fond du ciel son maître préféré. Tout à coup il apparut là-haut, en fonction de planement, pénétrant l’espace d’une allure rectiligne. Tous deux s’étant tus retinrent leur souffle dans une émotion profonde, et suivirent l’oiseau voilier jusqu’à l’horizon. Quand il eut disparu, les regards des observateurs se rencontrèrent. Les yeux de Mouillard étaient inondés de larmes, où rayonnait une joie qui voulait dire : « Enfin ! un autre que moi a vu, un autre a compris que j’évoquais dans mon livre un spectacle splendide et non un rêve mystérieux, et si je meurs sans avoir été cru, un autre pourra répéter la leçon que l’oiseau m’a si souvent donnée ! »