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écrit un français d’une correction parfaite ; jamais il n’y a de mots incorrects ou impropres dans les lettres du capitaine Dreyfus ; je citerai, par exemple, cette même phrase : « J’ai légué à ceux qui m’ont fait condamner un devoir, etc. », il est impossible de trouver une phrase mieux écrite ; s’il s’agissait d’une copie de collégien, le professeur mettrait en marge « très bien ».

J’ai cherché en vain dans toutes les lettres du capitaine Dreyfus une incorrection. Au contraire, dans les lettres du commandant Esterhazy, les incorrections de ce genre fourmillent. Dans une lettre où il se débat contre des préoccupations pécuniaires, il dit : « Telles et telles personnes doivent avoir conservé toutes traces de cette affaire. » Cette tournure, pour dire « toutes les traces imaginables », est une tournure qui se retrouve dans la fameuse lettre du uhlan ; « je ferai toutes tentatives pour aller en Algérie ». C’est une tournure qui lui est personnelle.

Dans une lettre antipatriotique, autre que la lettre du ulhan, il dit : « Voilà la belle armée de France ». Jamais un Français n’aurait écrit cela, il aurait écrit : « la belle armée française, » ou « la belle armée de la France ».

Dans ses lettres encore, il y a d’autres tournures particulières ; je vois, par exemple : « Je serai certainement parfaitement heureux » ; ce n’est pas encore du bon français.

Je conclus ainsi : l’écriture est incontestablement, sans l’ombre d’un doute possible du commandant Esterhazy, les habitudes orthographiques sont les habitudes du commandant Esterhazy, et cela sur des points extrêmement remarquables, comme l’accent grave de l'A majuscule. Enfin, au point de vue de la langue, il est tout à fait impossible que le bordereau soit du capitaine Dreyfus ; il est au contraire très naturel qu’il soit du commandant Esterhazy.

C’est le même genre de français au point de vue du choix des mots, au point de vue des incorrections ; c’est tout à fait le même type de langue, et je crois devoir appuyer sur l’importance particulière de cette dernière façon d’apprécier le bordereau : car c’est ce qui a entraîné ma conviction définitive.

On pourrait imaginer que les ressemblances d’écriture s’expliquent par je ne sais quelle intention bizarre, compliquée, de calquer l’écriture d’une autre personne en passant la plume sur tous les traits ; on pourrait aussi admettre une imitation d’écriture au moyen cle calques, mais l’indication tirée de la langue ne permet aucune échappatoire de ce genre.

Ce n’est pas que je crois le calque le moins du monde possible ; cette hypothèse d’ailleurs, que je n’admets pas — même un instant, — il n’est plus possible de la faire en présence des incorrections de langue que l’on constate dans le bordereau.

Je suppose le capitaine Dreyfus calquant l'écriture d’Esterhazy ; il n’a pu se mettre à parler mal le français, parce que sa plume suivait une écriture étrangère !