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gue étrangère, des phrases comme celles qu’écrirait un Anglais ou un Allemand : « Sans nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, monsieur, quelques renseignements » Le mot nouvelles est ici un mot impropre, qui ne viendrait jamais à l’esprit d’un Français qui sait bien écrire sa langue ; il dirait : Sans avis. L’auteur a pensé en allemand et mis le mot français dans un sens étranger à notre langue.

Mais suivons : « Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, monsieur… » Un Français parlant bien le français, comme un Français qui a de l’éducation et qui a l’instinct vraiment national de sa langue, dirait : « Quoique je n’aie pas reçu d’avis me disant que vous désirez me voir, je vous adresse, monsieur… » Ou bien il couperait la phrase" : « Je n’ai pas reçu... mais… »

La tournure du bordereau se rencontre peut-être dans le style commercial, mais pas du tout dans le style littéraire, et elle se rencontre surtout sous la plume des étrangers qui savent ou qui écrivent mal le français, parce qu’ils sont étrangers.

Plus loin, à propos d’un certain document, il y a : « Chaque corps en reçoit un nombre fixe ». Un nombre fixe voudrait dire que c’est toujours le même nombre pour tous les corps, que chaque corps, par exemple, on reçoit 50. Ce n’est pas là ce que l’auteur du bordereau a voulu dire, il a voulu dire que chaque corps en reçoit un nombre précis ou déterminé, un nombre prévu d’avance et qui permet de reconnaître si on rend tous les exemplaires. Il n’a pas su trouver le mot propre ; c’est encore une incorrection qu’un professeur considérerait comme une preuve que l’élève sait mal le français ou qu’il est étranger.

« Ce document est extrêmement difficile à se procurer ». Ceci est contraire à la grammaire. Il n’y a pas de professeur qui ne mettrait en note de cette phrase « difficile à se procurer », cette mention : ce n’est pas français.

Une autre remarque : il offre à son correspondant un certain document qu’il n’a que pour très peu de jours à sa disposition : « Si vous voulez » — dit-il — « y prendre ce qui vous intéresse, vous le ferez mettre à ma disposition, je le prendrai » C’est encore une tournure exotique ; quelqu’un qui a bien l’instinct de la langue dirait : « Je passerai ou j’irai le prendre ». Mais la tournure employée n’est pas une tournure normale de la langue française.

Voilà donc, Messieurs, dans ce texte si court, cinq ou six petites choses, toutes très caractéristiques, qui permettent de dire, avec une certitude égale à celle de l’écriture, que l’auteur du bordereau ne peut pas être n’importe qui : il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui aient pu écrire ce document : ou bien ce sont des gens qui savent mal le français, parce qu’ils l’ont mal appris, ou bien ce sont des gens qui pensent dans une langue étrangère.

Ceci restreint singulièrement le cercle des personnes auxquelles on peut attribuer le bordereau. Le capitaine Dreyfus