Page:Le proces Zola devant la cour d assises de la Seine et la cour de cassation, Paris Bureaux du Siècle etc , 1898, Tome 1.djvu/395

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d’autres — l’indignation naturelle, légitime, devant de pareils procédés!

Mais, Messieurs, il y a eu dans le procès Esterhazy un troisième fait très inquiétant, c’est l’absence de toute enquête sérieuse relativement à l’histoire de la dame voilée et à la provenance du document secret communiqué à M. Esterhazy.

Vraiment! il faut que nous soyons étrangement blasés sur certaines choses ou que des affirmations superbes aient le don de supprimer en nous tout esprit de critique et de réflexion, pour que nous ne soyons pas émus et troublés par ce fait. Il y a une pièce secrète, cette pièce intéresse la défense nationale, cette pièce a, paraît-il, une valeur internationale, elle peut créer des difficultés diplomatiques à notre pays, elle est enfermée à triple clef dans l’armoire la plus secrète et la mieux gardée du sanctuaire le plus reculé de l’Etat-major, et cette pièce, ce secret, une photographie en est remise par des procédés de mélodrame à une femme mystérieuse, qui la transmet à un officier déjà prévenu, et l’autorité militaire, gardienne du secret national, gardienne de la sécurité du pays, l’autorité militaire n’ébauche même pas un commencement d’enquête sur les mouvements de cette pièce et sur son origine! En vérité, c’est singulier!

Et pourquoi ne l’a-t-on pas fait? Pourquoi? Parce que l’enquête aurait démontré assurément que cette photographie de la pièce secrète ne pouvait avoir été transmise à M. Esterhazy que par les soins de l’Etat-major. Il y en a deux raisons décisives: la première, c’est que si l’Etat-major n’avait pas su que c’était lui qui avait fait parvenir ce document à M. Esterhazy, lorsque le commandant Esterhazy, officier responsable de la discipline militaire, s’est présenté au ministère de la guerre, et lorsqu’il a apporté un document secret sans pouvoir expliquer la provenance de ce document secret, s’il n’y avait pas eu une connivence évidente de l’Etat-major général et du commandant Esterhazy, le premier soin et le premier devoir de l’Etat-major général eussent été de mettre en état d’arrestation le commandant Esterhazy apportant une pièce dérobée et intéressant la défense nationale, sans qu’il lui fût possible d’en indiquer la provenance.

Il y a une deuxième raison, c’est que cette pièce, messieurs les jurés, je vous prie d’y prendre garde, cette pièce ne pouvait avoir d’intérêt pour Esterhazy qu’à la condition qu’il sût qu’elle venait de l’Etat-major. En effet, de quoi était-il accusé ? Il était accusé d’avoir écrit le bordereau. Or, en quoi la possession d’une pièce contenant ces mots: « Cet animal de D... » en quoi la possession de cette pièce pouvait-elle aider Esterhazy à démontrer qu’il n’avait pas écrit le bordereau?

Cette pièce secrète qu’on faisait passer à Esterhazy, elle ne pouvait pas lui être utile par son contenu, elle ne pouvait lui être utile que par son origine, elle ne pouvait lui être utile qu’en lui apprenant que l’Etat-major veillait sur lui, que l’Etat-major était décidé à ne pas remettre en question la chose, que l’Etat-