Page:Le proces Zola devant la cour d assises de la Seine et la cour de cassation, Paris Bureaux du Siècle etc , 1898, Tome 1.djvu/181

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qui devait être l'auteur réel du fameux bordereau, à tort attribué à Dreyfus.

Cette conviction, qui s’était faite dans la pensée du lieutenant-colonel Picquart, me dit M. Scheurer-Kestner, avait une portée d’autant plus grande que ce lieutenant-colonel avait été l’officier d’ordonnance du Ministre de la guerre, qui avait été chargé de représenter le général Mercier au procès même de 1894 qu’il avait suivi tous les débats, et qu’il en était sorti quelque peu troublé de la condamnation qui avait été prononcée.

Mais sur quoi s’était donc fondée sa certitude ? Elle s’était, fondée, me dit M. Scheurer-Kestner, sur la comparaison des écritures qu’il avait été appelé à faire entre le bordereau et, d’un autre côté, l’écriture de M. Esterhazy. Tandis que, pour l’écriture de Dreyfus, ainsi que je le disais tout à l’heure et que j’avais pu le constater moi-même, des dissemblances frappantes constatées dans l’acte d’accusation existaient, dont il avait fallu chercher la cause et qu’on avait attribuées a la volonté de dissimulation, explication plus que conjecturale ; au contraire, pour l’écriture du commandant Esterhazy, c’était la ressemblance parfaite, c’était l’identité même, et M. le lieutenant-colonel Picquart n’avait pas eu une minute à délibérer.

Le lieutenant-colonel Picquart, ajouta M. Scheurer-Kestner, avait dû faire part de sa découverte à ses chefs et il avait été assez heureux pour leur faire accepter avec lui, non pas seulement la possibilité, mais la très grande vraisemblance des constations qu’il avait faites ; et pendant un assez long temps, pendant plusieurs mois, il s’était attaché à préparer les conditions dans lesquelles la réparation de l’erreur, dont il était des lors convaincu, pourrait se faire. Malheureusement, il était arrivé un moment où, par suite de manœuvres souterraines qu’il parvint à expliquer plus tard, le lieutenant-colonel Picquart avait été arraché à son service. En novembre 1896, il avait été éloigné du ministère de la guerre, envoyé en mission sur la frontière de l’Est, puis, plus tard, en Algérie, et enfin en Tunisie, et, depuis son départ, le silence s’était fait sur sa découverte.

Mais, dis-je à M. Scheurer-Kestner, pourriez-vous me montrer ces écritures ? M. Scheurer-Kestner les avait à sa disposition ; il voulut bien les faire passer sous mes yeux. J’examinai à mon tour, et j’étais préparé à cet examen, puisque, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, j’avais déjà vérifié l’expertise antérieure de 1894, qui avait porté, elle, sur l’écriture de Dreyfus.

J’examinai, dis-je, messieurs, et sans revenir sur la chose jugée, — permettez-moi de dire que je suis heureux de ne rencontrer aujourd’hui devant moi personne que j’aie à accuser, — je fus ébloui, ce fut un voile qui se déchira !

Ce n’étaient plus des dissemblances à expliquer ; c'était l'évidence même, et je ne trouvais là aucune différence capable de me frapper.