Page:Le proces Zola devant la cour d assises de la Seine et la cour de cassation, Paris Bureaux du Siècle etc , 1898, Tome 1.djvu/179

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A quelque temps de là, mon trouble devint plus grand encore, lorsque le hasard des circonstances mit dans mes mains — je pourrais expliquer ces circonstances si cela était nécessaire, je le crois inutile et veux abréger — une des expertises qui, dans le procès de 1894, avaient contribué à entraîner la condamnation de Dreyfus. J’ai lu cette expertise, j’ai pris à ce moment connaissance de la nièce qui avait pu déterminer la condamnation, le bordereau dont vous avez entendu parler souvent ; je le vis, je l’examinai ; des ressemblances de détails portant sur certaines lettres étaient relevées ; mais une observation grave était faite, que j’ai trouvée plus tard, reproduite dans l'acte d’accusation, le jour où cet acte a reçu la publicité. Il était reconnu que ce bordereau et les pièces de comparaison différaient entre eux par des dissemblances importantes ; il fallait expliquer ces dissemblances ; pour les expliquer, il était dit que, sans doute, elles avaient été volontaires de la part de Dreyfus.

Je fus très frappé de cette remarque ; c’était une observation de moraliste plutôt qu’une attestation de graphologue, et je pouvais raisonner avec MM. les experts. Je me demandai si leur explication ne choquait pas les vraisemblances. Je me demandai s’il était possible que quelqu’un, qui aurait craint d’être compromis par son écriture et qui aurait voulu la contrefaire, aurait été maladroit au point de ne pas la rendre autant que possible, méconnaissable ; si enfin le condamné eut été assez imprévoyant, malgré son intention d’éloigner de lui tout soupçon, pour laisser subsister des traces apparentes de sa manière propre d’écrire. Je l’avoue, Messieurs, je fus beaucoup plus frappé, infiniment plus frappé par des dissemblances, qui ne pouvaient pas s’expliquer, que par des ressemblances qui peuvent se rencontrer dans des écritures de la même école, dans des écritures du même genre.

J’ai gardé encore mon secret, Messieurs ; mais j'étais de plus en plus troublé et inquiet. J’ai vu, à côté de moi, de grandes sérénités d’âme : on me disait : « Pourquoi vous en occupez-vous ? » Il ne m’était pas possible de ne pas m’en occuper ; c est l'honneur d"un pays de liberté que de s’intéresser aux questions de justice ; car, si un peuple veut être libre, il faut avant tout qu'il soit juste : c’est la justice qui garantit à tous la liberté ! Je m'en occupais donc, mais sans bruit, avec prudence, jusqu'au jour où j’appris qu’un de mes collègues au Sénat, M. Scheurer-Kestner — c’est à notre retour des vacances dernières, au mois d’octobre, si je ne me trompe, — que M. Scheurer-Kestner prétendait avoir en mains la preuve qu’une erreur judiciaire avait été commise, qu’il connaissait le nom de celui qui aurait commis, à la place de Dreyfus, les actes pour lesquels celui-ci avait été condamné.

Je m’adressai immédiatement à mon honorable collègue et ami, pour le caractère duquel j’ai une si haute estime, et je lui demandai de bien vouloir m’expliquer ce qu’il savait de nouveau.