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DÉPOSITION DE M. TRARIEUX
Ancien Garde des Sceaux.

M. le Président. — Quelles sont, Maître Labori, les questions que vous désirez faire poser au témoin ?

Me Labori. — Je serais reconnaissant à M. Trarieux de vouloir bien nous dire ce qu’il sait de l’affaire Esterhazy. quelles ont été ses démarches personnelles auprès M. de la Ministre de la guerre ou auprès de M. le Président du Conseil, — je ne sais pas exactement, — depuis que la dénonciation de M. Mathieu Dreyfus a été publiée, et, d’une manière générale, ce qu’il pense du procès actuel.

M. le Président, à M. Trarieux. — Si vous voulez bien, vous adressant à MM. les jurés, répondre à cette question...

M. Trarieux. — Messieurs, on me demande de vous renseigner sur ce que je sais de cette affaire. Si je me suis occupé du procès Esterhazy, c’est que je voyais derrière lui une autre cause qui m’y semblait étroitement liée, et dans laquelle était engagée, non pas seulement pour notre ministère de la guerre, mais pour le pays tout entier, une question d’humanité et de justice.

Si j’exprime cette opinion, il faut qu’elle se fonde sur des faits qui ne me permettent pas d’en avoir une autre, et c’est sur ces faits que, sans doute, je dois vous éclairer aujourd’hui.

Je crois qu’il est nécessaire que je vous fasse connaître l’état d’esprit dans lequel j’étais, au moment où l’affaire Esterhazy a été engagée. On ne s’expliquerait pas autrement l’attention que j’y ai prêtée.

Je n’avais pas suivi les détails du procès de 1894, du procès Dreyfus ; mais peu de temps après, dans le cours des années 1895 et 1896, des divulgations graves me furent faites qui jetèrent une assez grande inquiétude dans mon esprit. La première de ces divulgations touchait à l’existence de documents secrets qui avaient pu jouer dans l’affaire un certain rôle. La question s’est beaucoup éclairée depuis, mais ce qui me fut dit aux dates que je rappelle ne laissait pas que de m’avoir profondément ému. Si des pièces, en dehors de celles qui avaient été communiquées au prévenu et à sa défense, avaient pu être, en effet, soumises aux juges, et influencer leur décision, il n’y avait pas de raison d’Etat, à mon sens, qui pût expliquer une illégalité pareille.

Le premier principe et la base essentielle de notre droit pénal, c’est qu’un accusé ne puisse pas paraître devant la justice sans savoir de quoi on l’accuse et sur quoi ses explications doivent porter. Cependant, Messieurs, je n’avais aucune certitude, et j’ai gardé pour moi ce secret.