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les rencontres d’al-rachid… (la jument…)
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mémoire, le souvenir ne me fût revenu sans cesse de mon état ancien de créature humaine. Et ce qui me faisait surtout souffrir, ce n’était pas tant d’être un chien d’entre les chiens, mais c’était d’être privé de l’usage de la parole et d’en être réduit à m’exprimer par le regard seulement et par le jeu des pattes ou par des cris inarticulés. Et, des fois, quand je me souvenais de la nuit terrible du cimetière, mes poils se hérissaient sur mon dos, et je frissonnais.

Or, un jour d’entre les jours, une vieille femme d’aspect respectable vint, comme tout le monde, acheter du pain à la boulangerie, attirée par ma réputation. Et, comme tout le monde, elle ne manqua pas, une fois qu’elle eut pris le pain et qu’il fallut le payer, de jeter devant moi quelques pièces de monnaie parmi lesquelles elle avait mis exprès une pièce fausse, pour tenter l’expérience ; Et moi aussitôt je débrouillai la pièce de mauvais aloi d’avec les autres, et je mis la patte dessus, en regardant la vieille dame, comme pour l’inviter à contrôler. Et elle retira la pièce, en disant : « Tu as excellé ! c’est bien la fausse ! » Et elle me considéra avec une grande admiration, paya à mon maître le pain qu’elle avait acheté, et, en se retirant, elle me fit un signe imperceptible qui signifiait clairement : « Suis-moi ! »

Or, moi, ô émir des Croyants, je devinai que cette dame s’intéressait à moi d’une façon toute particulière ; car l’attention avec laquelle elle m’avait examiné était très différente de la manière dont les autres me regardaient. Toutefois, par mesure de prudence, je la laissai s’en aller, me contentant seulement de la regarder. Mais elle, au bout de quelques pas, se