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bien ! tu me dis presque les mêmes choses que M. Sombrette. »

Il a des controverses en règle avec Justine la cuisinière, au sujet de ces plats de la cuisine antique, le moretum et le brouet noir. Justine, au nom des principes, condamne les deux plats et les flétrit même du nom diffamatoire d’abominables drogues. Jean en appelle à sa mère, qui lui répond qu’en fait de cuisine Justine est une autorité compétente, et qu’il faut tenir compte de son opinion. Il abandonne le moretum et le brouet à leur malheureux sort ; mais il lui reste de cet incident une idée juste, c’est qu’il faut interroger chacun sur ce qu’il sait le mieux, et ne parler soi-même que de ce que l’on sait bien.

C’est pour cela qu’il interroge l’oncle Jean sur les ordres de bataille. Quelquefois l’oncle Jean ne comprend rien aux renseignements de certains auteurs, et se demande si ce ne seraient pas de simples civils qui auraient osé faire des descriptions militaires. Il comprend très-bien les descriptions de César (dans la traduction, bien entendu) ; mais il est arrêté tout net à la construction d’un certain pont que César jette sur le Rhin, au livre IV des Commentaires. « Ça, dit-il, c’est l’affaire des ingénieurs. » Jean consulte M. Nay, devenu son meilleur ami. M. Nay se fait un plaisir d’étudier le passage, et dessine pour Jean le pont de César. Jean le place dans ce qu’il appelle sa « collection », où il a déjà une aquarelle de Marthe, deux assignats, et une chromolithographie représentant des Pêcheurs de crevettes.

Pendant tout son séjour chez les Sombrette, Jean fut comme les peuples heureux, il n’eut pas d’histoire. Sa vie était un fond uniforme d’occupations peu variées, sur lequel se détachaient quelques épisodes ou charmants, ou tristes, ou tragiques ; par exemple, les visites au cottage de Marguerite, à dix minutes de la ville ; une maladie grave de son camarade Roussel, que ses parents emmenèrent dans le Midi, et qu’il ne revit plus ; un combat singulier contre un épicier : — cet épicier en herbe avait pris la mauvaise habitude de lancer des trognons de choux aux disciples de M. Sombrette ; Jean lui avait endommagé l’œil droit ; — la grande colère de M. et de Mlle  Sombrette contre l’élève Tonquin : — par de fallacieuses promesses, il avait attiré un chien dans l’intérieur de l’établissement et l’avait attaché par la queue à la corde de la cloche ; — l’expulsion de Maltravers, qui, deux fois de suite, avait été surpris à mentir ; la mort de maître Jacquin, suivie à une courte distance de celle de Mme  Jacquin, et les bruits fâcheux qui avaient couru sur le compte de Charles Jacquin. Ce dernier événement avait frappé Jean d’autant plus vivement, qu’il y perdait une de ses illusions. Charles Jacquin, autant qu’il s’en souvenait, était si drôle, si malicieux, que dans le secret de ses pensées, et sans en rien dire à personne, Jean avait souvent souhaité de lui ressembler. Et voilà qu’on en parlait avec indignation ! Quand il vint liquider les affaires de la succession, on le trouva hautain et dédaigneux, et en somme, il partit, laissant peu de regrets.

Jean retrouvait encore dans ses souvenirs, quand il était en veine de rêverie, certaines promenades dans la prairie, qui lui revenaient à la mémoire, plutôt que d’autres promenades plus récentes, sans qu’il pût savoir pourquoi ; les promenades à cheval, et les assauts d’armes avec l’oncle Jean ; un accident très-grave arrivé à un ouvrier ; le sang-froid de sa mère quand tout le monde perdait la tête, et les bénédictions qui s’élevaient sur son passage ; la visite d’un jeune cousin, qui semblait l’exacte copie de Michel de Trétan, — à moins que Michel de Trétan ne fût l’exacte copie du cousin, ou encore à moins que tous les deux ne fussent l’exacte copie d’une tierce personne que Jean ne connaissait pas. — Puis, en fouillant bien, Jean retrouvait encore dans ses souvenirs le premier lièvre qu’il avait manqué ; son initiation douloureuse aux principes du grec ; son désespoir en face d’un alphabet nouveau ; les encouragements de sa mère, les secours obligeants de M. Sombrette, et finalement son triomphe.

Et quelles soirées heureuses passées au foyer de la famille ! Marthe et maman travaillaient silencieusement ; papa parcourait son journal et s’interrompait parfois pour lire un fait intéressant, ou critiquer la conduite de la Chambre, tandis que lui, plongé dans quelque thème ou dans quelque version, il sentait vaguement qu’il était heureux, et que pour rien au monde il n’aurait voulu mener une autre vie que celle qu’il menait. Ou bien il venait des amis, et tout en tâchant de se garer des barbarismes et des solécismes, il entendait dans une sorte de bourdonnement indistinct éclater les mots de matières premières, d’élections ; on parlait du mauvais esprit de certains ouvriers, des menées de certains personnages mystérieux qui apparaissaient tout à coup à Châtillon sans avoir rien à y faire, qui dépensaient beaucoup d’argent sans travailler, qui parlaient continuellement aux ouvriers de leurs droits, sans jamais dire un mot de leurs devoirs, et qui disparaissaient comme ils étaient venus, après avoir bien attisé le feu. Il y avait eu à propos de l’un d’eux une petite scène fort gaie, où l’ancien maître d’armes avait eu le beau rôle.

Il était venu un grand gaillard, vêtu en ouvrier, et qui se présentait pour parler dans toutes les réunions d’ouvriers : il produisait un certain effet. M. Aubry, qui était devenu flâneur depuis qu’il était rentier, se trouvant à la ville, entra dans une de ces réunions. Au moment où l’étranger parut sur l’estrade, M. Aubry se frotta les yeux comme s’il eût craint d’être dupe d’une illusion d’optique. Quand l’autre parla, il n’eut plus de doutes. Il l’écouta d’abord avec assez de patience, pour voir où il en voulait venir. Mais quand il l’entendit parler des ouvriers, « ses frères », et de leurs souffrances qui étaient les siennes, et de leurs espérances qui étaient aussi les siennes, il n’y tint plus, et s’écria sans