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ment, parce qu’il lui avait mangé une demi-douzaine de chemises, et parfilé les galons de son uniforme. Le capitaine lui avait immédiatement rendu la liberté et n’avait pas poussé plus loin cet unique essai de domestication.

« Vous devriez, dit-il, avoir des abeilles. »

On n’y avait pas songé, mais on y songerait.

« Eh bien alors, vous pouvez dire que vous serez dans le paradis terrestre, et je vous réponds que vous me verrez là-bas plus souvent que vous ne voudrez.

— Oh ! vous, j’étais bien sûr que vous ne nous négligeriez pas ; mais les autres !

— Quels autres ?

— Les lézards !

— Les lézards ont de bonnes pattes et peuvent bien trotter jusque-là. Quant à ceux qui trouveront que c’est trop loin pour aller serrer la main d’un brave homme, ils ne valent pas la peine qu’on les regrette. Du moins, voilà mon avis à moi.

— Dis donc, ma vieille, tu vas me rouler jusqu’à la salle d’armes, pour que le capitaine puisse fumer sa pipe. Puisque tu ne veux pas que je fume, cela me ragaillardira de voir fumer. »

Le capitaine offrit ses services pour rouler le fauteuil.

« Non ! non ! dit le goutteux, ne prenez pas cette peine. D’ailleurs voyez-vous, il n’y a qu’elle au monde qui sache me manœuvrer sans me faire crier. Car je deviens très-douillet sur mes vieux jours. »

Quand on fut dans la salle d’armes, le capitaine alluma sa pipe, et fit tant de fumée qu’il y en avait bien pour deux. Le maître d’armes le regardait avec une profonde béatitude, et ouvrait les narines toutes grandes pour aspirer l’odeur du tabac, comme un gourmet aspire le parfum des truffes.

On causa, on tricota, on fuma, on fit des projets, et s’il y avait au monde trois amis bien sincères et bien dévoués, c’étaient ces trois amis-là.

Mais les âmes les plus simples ont aussi leurs replis ; on ne dit pas tout, même aux amis les plus intimes ; ni M. Aubry ni sa femme ne soufflèrent mot ni de l’emprunt ni de l’hypothèque. C’est par son ami Loret que le capitaine, plus tard, apprit l’histoire. Il n’eut rien de plus pressé que de la raconter à sa nièce, en choisissant juste le moment où Jean était auprès d’elle.

Quant à Jean, après avoir pris pendant quelque temps un vif intérêt aux cravates de satin, aux bottines vernies, aux poneys, aux réunions dansantes, et au joli caquet des petits garçons frisés et des petites filles pomponnées, il commençait à se dégoûter un peu de ces intéressants personnages et de leurs élégantes distractions. Il avait si grand’peur d’être un égoïste, qu’il veillait sur lui-même avec autant de soin que le maître le plus sévère. Et puis, quand il s’oubliait un peu, Marthe était là ; selon leurs conventions, elle levait l’index d’un petit air de menace, Jean rougissait, et rentrait en lui-même. Il commençait à aimer la solitude plus que les réunions brillantes ; il aimait à se retirer dans les petits coins pour y lire à son aise, et se plaisait de plus en plus à la conversation de ses sœurs et de sa mère, et aux récits de l’oncle Jean.

Bref, comme le faisait remarquer avec raison l’élégant Michel de Trétan, l’ami Defert devenait un peu rococo. Non pas que sa tenue fût mauvaise ou négligée (il n’aurait plus manqué que cela), mais il n’avait pas le sens de la vraie élégance. Il s’intéressait plus que le bon goût ne le permet à une foule de petites gens, il croyait à une foule de choses passées de mode. Il disait papa et maman, et non pas mon père et ma mère ; il croyait à l’oncle Jean (un bon type), à Mademoiselle (un bon châle), à M. Sombrette (un bon chapeau) ! Il avait des préjugés ridicules, par exemple celui d’obéir sans discuter. Quand sa mère avait dit non ! il ne savait pas la câliner avec toutes sortes de petits mots familiers pour lui faire dire oui ! Quand son père lui refusait quelque chose, il ne savait pas se mettre avec lui sur le pied d’un camarade qui discute avec son camarade, et lui prouve avec esprit qu’il n’a pas le sens commun et qu’il est arriéré. Parlez-moi d’Ardant, au contraire. Quel petit air résolu et quelle délicieuse effronterie, quand il dit à son papa : « Le père que j’ai ne veut donc pas être sage et raisonnable ! Je serai donc obligé de le renier ? » Quel père serait assez de l’autre monde pour résister à des manières aussi charmantes ? Surtout le pauvre Jean ne savait pas mettre en contradiction papa avec maman, et obtenir de l’un ce que l’autre avait refusé. Il ne lisait pas le journal pour voir les comptes rendus des courses ; mais il lisait Robinson, il lisait Don Quichotte, et toutes sortes de vieilleries et de contes de fées, et il avait l’air de croire que tout cela était arrivé : bon garçon, du reste ; mais, jeune ! mais, crédule ! Ainsi parlait la jeune France, par la bouche de Michel de Trétan.