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partait en mission : et comme il se faisait un devoir de se mêler autant que possible de tout ce qui ne le regardait pas, il le siffla familièrement, et lui demanda ce qu’il y avait de neuf.

— Il y a de neuf que nous avons de ce matin un garçon superbe ; je ne l’ai pas vu, mais monsieur dit que c’est un vrai gaillard. Maintenant, il faut que je vous quitte, car je suis pressé. »

Et l’on vit sa figure souriante, effarée, et sa ceinture de cuir dans les régions supérieures de la ville, d’où l’on aperçoit la vallée de la Louette toute parsemée de saules et de peupliers, la prairie qui d’en haut semble une immense pelouse, et les coteaux plantés de bois et de vignes ; on les vit dans les régions inférieures où les rues s’engouffrent brusquement sous des voûtes et sous des porches humides ; on les vit sur le pont ; on les vit au faubourg ; on les revit enfin rue du Heaume, dans les bureaux de la maison Defert et Cie.

Là, Thorillon, de courrier redevenu scribe, se mit à copier je ne sais quelles paperasses auxquelles il ne comprenait pas un mot. Tout en grossoyant, il repassait avec délices dans sa tête les amusements de la journée : la course d’abord, les chiens qu’il avait exaspérés jusqu’à la fureur derrière les portes cochères, les chats dont il avait troublé la sieste, les étages qu’il avait descendus à cheval sur la rampe, et les gamins qu’il avait colletés. Calme et inoffensif dans la vie privée, Thorillon devenait susceptible et batailleur quand il avait sa ceinture de cuir et son caractère officiel ; il s’irritait de la moindre raillerie, qui lui semblait alors s’adresser à la maison Defert et Cie en personne.

Lorsqu’il songeait aux lettres qu’il venait de porter, c’était pour se dire combien les gens qui les avaient reçues devaient être honorés d’une pareille faveur. Ils les garderaient sans doute dans leurs archives de famille.

Sa pauvre cervelle eût été bien bouleversée s’il avait pu connaître l’effet de la nouvelle qu’il avait semée sur son chemin comme une traînée de poudre.

Les bonnes gens comme il y en a encore pas mal, quoi qu’on dise, se réjouissaient, à cette heure, de la joie que devaient éprouver M. et Mme Defert ; ils avaient si longtemps désiré un fils ! Les égoïstes ne s’en souciaient pas plus que si la maison Defert et Cie eût fait l’emplette d’un petit chat ou d’un écureuil. Les gens d’affaires disaient en hochant la tête : « Voilà la dot des demoiselles Defert diminuée d’un tiers. » Les niais et les superstitieux, considérant que cet enfant était né un vendredi, 13, lui prédisaient une fin sinistre. Le suisse, le bedeau et le sonneur de la paroisse Saint-Lubin spéculaient d’avance sur la joie de M. Defert et sur sa générosité bien connue. Le principal du collège, homme prévoyant, fit entrer le nouveau-né dans ses combinaisons d’avenir, et envoya, sans tarder, sa carte avec un mot de félicitation. Quant aux mères qui avaient des filles à marier, elles se désintéressèrent dans la question, en considérant l’âge du jeune cavalier qui venait de faire ses débuts dans le monde. Les braves gens qui avaient perdu quelque enfant, pleurèrent silencieusement à cette nouvelle qui renouvelait leur chagrin avec leurs souvenirs, et souhaitèrent du fond de leur cœur que les Defert fussent plus heureux qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes.

Mme  Defert, penchée sur le berceau, trouvait son fils le plus bel enfant du monde. Le père, tout pensif, lui donnait à tenir un de ses doigts dans une de ses petites menottes maladroites, et affirmait que l’enfant le serrait à lui faire mal. « Car, disait-il, ce jeune monsieur est fort comme un Turc, et je le vois déjà à la tête de la fabrique ! »

L’objet de tant de pensées et de sentiments divers, comme s’il eût eu quelque connaissance, en sa jeune cervelle, du bien et du mal que l’on disait de lui, et des destinées contradictoires qu’on lui prédisait, tantôt faisait une grimace qui ressemblait à un sourire, tantôt un sourire qui ressemblait à une grimace ; tantôt rouge, et les poings fermés, comme un boxeur irascible, il semblait lutter contre un ennemi invisible ; tantôt calme, les mains ouvertes, il paraissait tendre les bras à un ami. Puis, comme s’il eût résolu tout à coup de ne point se fatiguer la tête de tant de soins inutiles, et de remettre à demain, comme cet ancien, les affaires sérieuses, il se gorgeait de lait, comme un petit chat gourmand, et faisait un bon somme, afin d’avoir toute sa force pour engager la bataille de la vie.


CHAPITRE II


Un cabaretier grognon, un huissier réjoui et un créancier précoce.


En général, les huissiers, si vertueux qu’ils soient, ne sautent pas à bas de leur lit à quatre heures du matin uniquement pour voir lever l’aurore. Aussi n’était-ce pas pour jouir de la vue de ce phénomène