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quand il fuyait, on le faisait happer par les chiens. Tantôt on lançait les chiens dans le terrier ; le renard s’acculait dans quelque recoin de son labyrinthe, et l’on attendait longtemps sans voir rien venir. Les uns se couchaient sur l’herbe, pour faire un petit somme, la tête à l’ombre et les pieds au soleil ; les autres allumaient une pipe, en se disant que ce serait autant de pris sur l’ennemi. Deux ou trois seulement, moins endormis que les autres, mettaient l’oreille contre terre. Quand on avait, après mûre discussion, déterminé l’endroit où devait se trouver l’animal, c’était le tour des terrassiers : ils commençaient une tranchée. La besogne allait vite dans le terrain sablonneux des bois de bouleaux. Un dernier coup de pioche mettait à découvert le renard, aussi penaud dans son coin que le fut dans le sien le brigand Cacus, si piteusement déconfit par Hercule.

Le receveur alors retroussait ses manches et empoignait une sorte de trident ; puis, prenant son temps, il embrochait le croqueur de poules. D’un effort vigoureux il le tirait des entrailles de la terre, comme l’amateur de bigorneaux extrait, avec une épingle, ce mollusque coriace de sa coquille. On réveillait les endormis, les fumeurs allumaient une autre pipe, et l’on retournait à la ferme, en prenant par le plus long, afin de gagner chemin faisant un peu d’appétit.

Plusieurs fois, dans ces derniers temps, le trident avait vacillé entre les mains du receveur ; mais il aimait mieux accuser les renards d’être devenus plus lourds que d’avouer que son poignet était devenu moins ferme. Un jour cependant il lui fallut faire un tel effort que son poignet enfla et fut tout endolori. Le médecin parla d’un accès de goutte. Quant au valet de chambre de Monsieur, il eut la consigne de parler d’une névralgie quand on lui demandait des nouvelles de son maître. À la fin, les « névralgies » furent si fréquentes, que le receveur s’avoua à lui-même qu’il vieillissait : il y avait quelques fils d’argent dans sa belle barbe.

Il songeait qu’il avait désormais besoin de quelqu’un pour le soigner, et demanda la main de Marguerite. Mais Marguerite n’aurait voulu pour rien au monde épouser un oisif ; d’ailleurs elle était déjà promise à M. Nay.

Le receveur se fit recommander par son médecin je ne sais quelles eaux, très-efficaces pour les « névralgies ».

En tant que jeune homme, on peut dire que M. le receveur particulier venait de prendre sa retraite.

Du reste, il ne fut pas seul à la prendre cette année-là. Il semblait que quelque messager invisible eût passé avec une trompette au-dessus de Châtillon, en sonnant la retraite, et que tous ceux qui l’avaient entendu fussent pressés de se rendre à son appel.

Le président du tribunal était devenu si sourd qu’il n’entendait même plus la voix tonnante de maître Lepéligas. Il rentra dans la vie privée et se donna tout entier à la réforme judiciaire.

Le vieux juge moqueur n’attendit pas d’être sourd pour se retirer. Il alla habiter un petit bien qu’il avait à quelque distance de Châtillon ; il continua en paix son travail sur l’éducation, et se mit à traduire Horace. (Pourquoi presque tous les anciens magistrats se mettent-ils à traduire Horace ?)

M. Sombrette aussi prit sa retraite. C’était le frère aîné de Mademoiselle, professeur au collège ; c’était un petit homme sec, très-bon et très-instruit, avec un pantalon nankin légendaire, et un chapeau original, que les élèves comparaient avec assez de justesse à une « île escarpée et sans bords ».

Celui-là n’eut pas plus tôt pris sa retraite qu’il s’en repentit ; il était devenu, au maniement journalier des élèves, si foncièrement professeur, qu’il fut malheureux au bout de quelques mois de n’avoir plus personne à régenter. De l’ennui qu’il éprouvait, et du désir légitime d’en sortir, naquit l’idée et bientôt la résolution d’ouvrir un petit externat pour les enfants que leurs parents ne voulaient pas envoyer trop tôt au collège. Mademoiselle, qui n’était plus jeune et qui se fatiguait à courir le cachet, entra en plein dans les idées de son frère. Ils s’associèrent sous la raison sociale M. et Mlle Sombrette — Éducation de famille.

Il y avait rue du Heaume une petite maison vacante que le frère et la sœur louèrent. Avant de se lancer dans cette grande entreprise, les deux associés avaient tâté le terrain. Mademoiselle avait fait sa petite tournée dans les familles où elle avait eu des élèves ; de son côté, le chapeau escarpé et le pantalon nankin avaient fait leur apparition sur presque autant de points de la ville que Thorillon le jour où il annonçait la naissance de Jean.

Jean était justement en âge de commencer le latin, et Mme Defert, pour bien des raisons, s’effrayait un peu de l’envoyer si jeune au collège : aussi, quand le frère et la sœur lui firent part de leur projet, et lui demandèrent sa recommandation, elle dit qu’elle leur serait fort obligée de vouloir bien se charger de Jean.

« J’ai un poids de moins sur la poitrine, dit Mademoiselle en sortant ; car maintenant nous sommes sûrs de réussir. » En effet, bien des papas et des mamans se décidèrent sur cette seule raison que Mme Defert mettait son fils chez M. Sombrette. On fit à la maison les réparations et appropriations nécessaires, et bientôt le « collège Sombrette », comme l’appelait par dédain le principal du vrai collège, ouvrit ses portes, ou pour mieux dire sa porte à une jeunesse choisie.

M. Aubry prit aussi sa retraite ; voici pourquoi et comment. Son dernier accès de goutte durait encore et ne paraissait pas près de finir. Il semblait que le mal ayant décidément trouvé un gîte à son goût ne songeât plus à déloger. Le seul changement que