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vous procurer les services de quelques-uns des flâneurs qui s’amusent là-haut; car nous sommes à bout de forces, nous autres.»

Le capitaine et son second ne répondirent à ces observations que par de nouveaux jurons. Les Indiens engagés pour faire la provision de bois furent envoyés, à grands coups de pied et avec force objurgations en jargon chinouk, servir d’aides aux chauffeurs, et bientôt l’ardent foyer, dont la gueule embrasée était sans cesse alimentée de bois résineux, commença à ronfler bruyamment et à projeter au loin ses rouges lueurs.

Notre marche devint plus rapide; mais notre rival gagnait sur nous; il fallut donc adopter l’avis des chauffeurs. Le capitaine se mit à crier: «Cinq dollars par tête, mes enfants, à tous ceux qui voudront donner un coup de main aux machines!

—Présent! capitaine.—Voilà le cheval de renfort demandé!—Accepté, pardieu!» Une demi-douzaine de volontaires se précipitèrent dans l’étroit espace occupé par les chauffeurs et se passèrent les grosses bûches de bois résineux avec la rapidité de l’éclair. La chaleur les força bientôt à se mettre nus jusqu’à la ceinture; ils furent en un instant noirs de suie et de résine; la sueur qui les inondait dessinait sur eux des tatouages qui leur donnait l’air de vrais sauvages. C’était une scène à copier pour l’illustration de l’Enfer de Dante.

Notre rival avançait toujours; notre capitaine enrageait.

« Eh! Gluson! cria-t-il à son second, est-ce qu’il n’y a pas quelque part du lard et des jambons? Il me semble en avoir vu mettre une provision à bord. La marque est un O.

—Quoi! les jambons d’Opheimer?

—Sans doute. Quel droit cet israélite a-t-il d’avoir du porc? Faites-moi jeter tout ça au feu, et vite!

—Très-bien, capitaine.»

Plusieurs sacs de lard et de jambon furent jetés dans les flammes, qui rugirent comme une tempête. Le manomètre indiqua cent soixante livres de pression par pouce carré, c’est-à-dire quarante de plus que n’en permettait le règlement encadré sous verre dans la cabine.

Le mécanicien crut devoir appeler l’attention du capitaine sur ce fait; mais ce dernier n’était pas d’humeur à entendre raison.

«Eh bien! dit-il, si l’inspecteur du gouvernement est à bord et s’il a peur pour sa personne, dites-lui qu’il se place aussi loin qu’il pourra à l’arrière, et qu’il se tienne prêt à se sauver. Le vieux bateau n’a jamais trouvé son maître, il ne le trouvera pas, à moins qu’il ne saute!»

A ce moment, les deux bateaux étaient bord à bord, et, des deux ponts, passagers et équipages se défiaient, se raillaient, en proie à une surexcitation qui avait gagné tout le monde.

Mais le destin nous était contraire. Soudain nous sentîmes et entendîmes tout à la fois un choc et un fracas terribles: nous nous trouvâmes immobiles, enferrés sur un arbre submergé qui venait de pénétrer à travers la quille de notre navire. Le bateau rival nous envoya en passant ses rires et ses quolibets, et ne s’arrêta même pas pour voir si nous allions couler. Heureusement l ’arbre submergé était un arbre pointu sur lequel nous nous étions jetés avec tant de violence, qu’après avoir traversé notre charpente il s’était enfoncé de plus de dix pieds dans l’entrepont, où il avait tué un malheureux cheval appartenant à l’une des dames.

On put scier l’arbre et, après un léger mouvement de recul, boucher immédiatement le trou avec des couvertures empruntées aux passagers. L’eau n’en montait pas moins rapidement; le choc avait été si violent que toute la charpente du navire avait été ébranlée et disjointe.

Nous dûmes donc gagner la rive et y débarquer avec tout notre bagage. Nous attendîmes là deux jours qu’un autre bateau vînt nous prendre, n’ayant pour tout abri que le feuillage des arbres. Pour compléter notre déconvenue, il plut pendant tout le temps, et nos mules et nous fûmes réduits à la portion congrue. Mais les joueurs, même sous les sapins qui les protégeaient à peine contre la pluie, n’en continuèrent pas moins à jouer.

Ayant pu repartir enfin, nous arrivâmes, non sans peine, à Fort Yale. A partir de là, notre voyage, d'environ quatre cents milles (640 kil.), devait se faire à pied.

A suivre.

R. B. Johnson

Traduit de l'anglais par A. Talandier.

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LIVINGSTONE

Si le gibier ne, manquait pas à LivingstonE et à ses compagnons, il n'en était pas de même des conversions; ellEs étaient à pou près nulles. Ces peuples sont d'une insigne stupidité: leur intelligence bornée no peut pas s'élever au-dessus du plus grossier fétichisme. Un chef de tribu avait proposé a Livingstone un moyen héroïque d'avoir raison des récalcitrants qui refusaient de se convertir. « Voyez-vous, disait-il, ces gens ne font rien que par force. Je vais leur faire administrer quelques coups de fouet et ils feront tout ce que vous voudrez. » Inutile d'ajouter que notre missionnaire repoussa ce genre de prosélytisme peu évangélique.

Livingstone séjourna quelques années auprès d'un chef nommé Séchéli, auquel ses sujets attribuaient un pouvoir absolu sur les nuages. Or, à partir de l'arrivée du missionnaire, une affreuse sécheresse désola la contrée, et les indigènes ne manquèrent pas d'attribuer ce Héau à l'influence pernicieuse du voyageur. Une députation solennelle des principaux de la