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La nuit nous surprit ainsi occupés, et, laissant arriver à terre l’avant de notre bateau, les matelots l’amarrèrent à un arbre pour attendre que la lune vînt éclairer le fleuve. Nous cherchâmes, mon compagnon et moi, un coin où l’on pût dormir tranquillement; mais, sans le mécanicien, avec lequel nous avions fait connaissance et qui nous permit d’étendre nos couvertures dans son sanctuaire, notre recherche eût été infructueuse.

Au bout d’une heure environ, nous fûmes réveillés par le bruit de la machine; nous étions de nouveau en marche. Le mécanicien nous pria poliment de le débarrasser de notre présence. Désespérant de dormir, nous allumâmes nos pipes et montâmes sur le pont.

Il faisait un brillant clair de lune. Nous remontions le fleuve, non sans difficulté, vu la force croissante du courant. L’aspect du pays environnant était complétement changé. A droite et à gauche s’élevaient d’effrayantes montagnes dont le pied plongeait presque à pic dans les eaux rapides du fleuve. Çà et là des rochers et des arbres submergés brisaient le courant et le diapraient de rides argentées. D’un côté, la lune projetait sa douce et brillante lumière; de l’autre, les montagnes étendaient leurs grandes ombres, au sein desquelles on ne pouvait rien distinguer que la lueur expirante de quelque feu révélant un campement d’Indiens. Plus loin, à un coude de la rivière, une ligne d’écume, bouillonnant sous les rayons de la lune, trahissait les écueils cachés, et, sur nos têtes, les étoiles brillaient paisibles, tandis qu’à nos pieds elles se miraient tremblantes dans les eaux froides du fleuve. Rien ne troublait le calme de cette scène, si ce n’est la bruyante respiration du monstre enflammé grâce auquel, luttant résolument contre les ondes, nous remontions le courant rapide. Le bruit des voix qui s’échappaient de la cabine faisait un étrange contraste avec la solennelle tranquillité de la nuit.

Soudain un bruit nouveau vint nous arracher à la contemplation des beautés de ce lieu et de cette nuit. Courant à l’arrière du navire pour me rendre compte de ce qui se passait, je vis des étincelles s’échapper de la cheminée d’un autre steamer, et la lueur rouge du foyer de sa machine se refléter sur les eaux, qu’il déplaçait rapidement dans ses efforts pour nous atteindre.

Afin de nous rejoindre, le capitaine du navire en question n’avait pas craint d’avoir recours au dangereux expédient de remonter la rivière dans l’obscurité, pendant que nous attendions, attachés au rivage, le lever de la lune.

Notre capitaine, qui avait l’œil à tout, s’aperçut aussitôt que moi des projets de notre rival, et se mit à faire retentir les échos de la rive de ses exclamations et de ses jurements. «Nous le battrons ou nous sauterons!» disait-il en donnant ses ordres à son équipage. Pour se confirmer dans cette résolution, il se fit verser deux ou trois rasades coup sur coup et ne sauta (il est vrai qu’il n’y eut pas de sa faute) qu’en paroles.

«Eh bien, fainéants! cria-t-il aux malheureux chauffeurs, est-ce que vous allez vous donner un peu de mouvement là-bas!

—Vous en parlez à votre aise, crièrent les autres, vous qui n’avez rien à faire qu’à rester là-haut à souffler comme une baleine. Si vous ne voulez pas être dépassé par l’autre bateau, vous ferez bien