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Le jeune homme indécis fait un geste de dénégation. Jamais il ne se sépare de sa canne, qui lui sert de maintien ; c’est à force de la lisser avec la paume de son gant qu’il parvint à rassembler quelques bribes d’idées et à leur donner une forme présentable.

« Vous prendrez bien un rafraîchissement. Ma vieille, donne donc le vermout. »

Le jeune homme indécis affirme qu’il ne prend jamais rien entre ses repas. Mais le goutteux, qui a son idée, lui fait des signes d’intelligence, et roule ses yeux d’une manière expressive, pour lui faire comprendre qu’il doit accepter.

L’autre, qui crut que sa goutte lui remontait au cerveau et qu’il devenait fou, regardait du côté de la porte, lorsque Mme Aubry se leva et apporta le vermout. Le prétendu fou se frottait les mains en voyant le succès de sa ruse ; mais sa mine s’allongea quand il s’aperçut qu’il n’y avait qu’un verre.

« Tu me le laisseras toujours bien sentir ! dit-il d’un ton suppliant, au moment où sa femme allait remettre le bouchon. Que vous êtes heureux ! (Ceci s’adressait à son hôte, qui regardait le vermout d’un air indécis.)

— Heureux ! oh ! — et il poussa un soupir lamentable.

— Vous n’avez cependant pas la goutte, dit le mari.

— Des peines de cœur ? » demanda la femme. Le jeune homme indécis gémit faiblement ; et il porta lentement le verre à ses lèvres, comme s’il allait boire la ciguë, pour en finir avec une vie de misères.

« Il faut faire des armes ! dit M. Aubry d’un ton doctoral.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr !

— Ah ! » — et il se remit à boire. Pendant qu’il buvait, ses yeux, par-dessus le bord du verre, regardaient le pavé de la rue avec une expression farouche. Tout à coup, il remit brusquement le verre sur la table, et s’enfonça la pomme de sa canne dans la bouche pour s’empêcher de crier. Mme Defert passait avec Mlle Marguerite.

M. Aubry regarda sa femme en clignant un œil. Mme Aubry regarda son mari avec une mine expressive ; et tous deux regardèrent le jeune homme indécis qui regardait sa montre sans savoir pourquoi.

Le maître d’armes considéra cela comme une provocation ; et tirant de son gousset son fromage de chèvre, il attendit, l’œil sur le cadran, que le jeune homme indécis eût fini de regarder l’heure.

« Vous dites ? lui demanda-t-il du ton d’un professeur sévère qui est sûr d’avance de prendre un mauvais élève en faute.

— Je dis !… ah ! je dis trois heures et demie.

— Trente-cinq ! cria M. Aubry d’un ton triomphant. Vous retardez de cinq minutes.

— Cependant, hasarda le lézard d’un ton découragé, c’est un chronomètre Bréguet.

— Eh bien ! vous direz de ma part à M. Bréguet que son… Comment dites-vous cela ?

— Chronomètre, soupira le lézard.

— Que son chronomètre retarde de cinq minutes.

— Je n’y manquerai pas, dit l’homme au chronomètre ; et il reprit d’une voix étranglée : Est-ce vrai que Mlle Defert épouse M. Nay ?

— Mon Dieu, dit le maître d’armes, M. Nay ne tient pas bien son fleuret, et cela ne fait pas honneur à l’École polytechnique ; mais c’est un homme qui a de l’étoffe, à ce qu’on dit, et un rude travailleur, et Mme Defert ne pouvait pas mieux choisir pour sa fille. Quant à Mlle Marguerite…

— Bonjour, dit le lézard en se levant avec précipitation, je crois qu’il faut que je m’en aille… oui, c’est bien cela… je crois qu’il faut que je m’en aille. Portez-vous bien, M. Aubry. Merci, madame, ne vous dérangez pas pour moi ! »

Madame se dérangea cependant, et reconduisit le visiteur ; et elle fit bien de le reconduire, car il cherchait avec obstination le bouton de la porte du côté des gonds. « Au plaisir de vous revoir ! » lui dit-elle tout haut ; et mentalement elle ajouta : « Il faut que tu aies bien peu de cervelle, mon bel ami, pour avoir cru un instant que Mme Defert aurait jamais accepté un gendre tel que toi, quand tu aurais trois millions au lieu d’un. »

Pendant son absence, qui ne dura pas plus d’une minute, il se passa un fait étrange. Le goutteux se leva vivement, saisit la bouteille, la déboucha, porta le goulot à ses lèvres en renversant la tête en arrière, remit la bouteille en place, et retomba sur son fauteuil. Il pouffait de rire en pensant au bon tour qu’il venait de jouer à sa garde-malade. Quand celle-ci rentra, il y eut un moment de silence embarrassant. Le malade, la figure écarlate d’avoir bu si vite, et d’avoir ri de si bon cœur, tâchait de prendre un air innocent. À la fin, il se décida à parler.

« Que penses-tu de tout cela ? dit-il d’un air dégagé.

— Je pense que j’aurais mieux fait de serrer la bouteille avant de quitter la salle.

— Quelle femme étonnante ! » murmura entre ses dents le coupable, avec une admiration si sincère que la dame ne put s’empêcher de sourire.

A suivre

J. Girardin