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dans les autres, il lui semble qu’il commence à s’ennuyer un peu. Il a lu le Glaneur, le plus lentement possible, afin de faire durer le plaisir ; il a constaté que l’horloge de Saint-Lubin retarde de cinq minutes et demie ; il a regardé jusqu’à en être ébloui les aiguilles à tricoter de Mme Aubry ; il a constaté que les passants sont rares, quoique le temps soit au beau ; et le voilà regardant avec mélancolie une douzaine de moineaux qui piaillent et se chamaillent sur le pavé de la rue déserte. Tout à coup il fait entendre une exclamation de surprise.

« Regarde donc, ma vieille, ce pauvre M. Jacquin, est-il changé ! le voilà tout grisonnant. A-t-il l’air triste ! Ce pauvre homme-là ne fera pas de vieux os, si cela continue.

— Pardine, reprend Mme Aubry, ce qui le tue, c’est d’avoir un mauvais fils. Depuis le temps qu’il fait son droit à Paris, il devrait bien l’avoir fini trois fois. On dit qu’on le rencontre souvent où il ne devrait pas être, et qu’il joue à la Bourse, et toutes sortes d’histoires qui ne sont guère agréables pour des parents.

— Je n’ai jamais eu bonne opinion de ce paroissien-là, reprit le maître d’armes. Il avait quelquefois, c’est vrai, de si drôles d’idées que l’on ne pouvait pas s’empêcher de rire. Mais il était sournois. J’ose à peine dire que c’est un de mes lézards. Ce n’est pas qu’il soit maladroit de ses mains ; mais il m’a demandé un jour si je n’avais pas à lui montrer quelque botte secrète, avec laquelle on soit sur d’embrocher son homme. Je n’ai jamais aimé ces questions-là, ni ceux qui les font ; et il avait une mauvaise figure en me demandant cela. »

En ce moment une ombre timide passa le long de la fenêtre, en frôlant le mur.

« Un lézard ! » cria M. Aubry, dont la figure s’illumina comme par enchantement.

Un coup de sonnette ; Mme Aubry se lève et va ouvrir. C’est le jouvenceau timide en personne. Ou plutôt, ce n’est plus le jouvenceau timide ; les neuf années qui viennent de s’écouler l’ont transformé en un jeune homme indécis. Il a essayé de tout, ou plutôt il a cru essayer de tout, et il n’a trouvé aucune profession qui lui convînt, ou à laquelle il fût propre. Dès les premiers pas, il s’apercevait subitement qu’il n’était pas dans sa voie, et il revenait en arrière. Comme il est riche, il a pris le parti de ne rien faire ; encore n’est-il pas bien sûr que ce soit là sa vocation.

« J’espère que je ne vous dérange pas, dit le jeune homme indécis en saluant poliment.

— Pas du tout ; posez donc votre chapeau.

— Et votre pied ?

— Toujours de même ; débarrassez-vous donc de votre canne. »