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Jean avec beaucoup de philosophie, c’est partie remise, et ce sera pour une autre fois. » Et il s’en alla tranquillement voir si les pois de senteur qu’il avait semés dernièrement étaient levés.

Trois canards du Labrador, échappés de la basse-cour, la tête sous l’aile et le ventre arrondi, faisaient la sieste au soleil sur l’emplacement même où avaient été semés les pois de senteur. Ces messieurs avaient l’air de s’imaginer que des pois de senteur ont besoin, pour lever, d’être couvés par des canards du Labrador.

La terre était fouillée, retournée, piétinée. Quelques pois, à la surface du sol, étalaient piteusement leurs petites racines pâles et grêles et leur germe d’un vert maladif, le tout déplorablement fané et ratatiné.

Jean indigné prit une bonne poignée de sable et de cailloux ; mais, au moment d’en foudroyer les intrus, il la remit doucement où il l’avait prise, comme si ces trois canards eussent été trois lions, dont il eût craint de troubler le sommeil.

« J’ai vu que j’allais me mettre en colère et leur lancer le sable et les cailloux, » dit-il d’un ton triomphant, en racontant l’aventure à Marthe.

Marthe lui fit compliment sur sa grandeur d’âme, et il partit tout joyeux pour la sous-préfecture. Il trouva que le croquet est un jeu bien intéressant.

CHAPITRE X

Accès de goutte de M. Aubry. — La montre antédiluvienne. — Visite d’un lézard qui est une des victimes de Mlle Marguerite Defert.


Vers ce temps-là, Mme Aubry cacha la bouteille au vermout dans une armoire mystérieuse, dont elle mit la clef, en compagnie de bien d’autres, dans sa poche profonde. Quelques instances que pût faire le maître d’armes, elle lui déclara que jusqu’à nouvel ordre le vermout était en interdit, et qu’il n’en aurait pas seulement de quoi tourner la tête à une mouche.

« De quoi tourner la tête à une mouche ! ce n’est pourtant pas beaucoup, dit le brave homme d’un ton insinuant.

— C’est encore trop pour le moment : voilà que tu traînes la jambe droite, et ton accès de goutte n’est pas loin.

— Tu crois ? ma chère, répondit M. Aubry, en regardant d’un air assez penaud la jambe inculpée.

— Je ne crois pas ; je suis sûre !

— Cependant…

— Il n’y a pas de cependant, lorsque je dis que je suis sûre d’une chose. Allons, mon pauvre cher vieux, il faut être raisonnable. »

M. Aubry, sans répondre, essaya de faire quelques pas un peu vivement, pour démontrer à sa bonne ménagère que jamais l’accès de goutte n’avait été moins menaçant. Mais l’épreuve ne réussit pas ; et il se rassit en faisant une grimace. Il prit alors son parti très-raisonnablement, et dit à sa femme :

« Écoute, ma vieille, c’est encore toi qui a raison, comme toujours. » Encouragée par un premier succès, Mme Aubry, aux repas, mit de l’eau dans le vin du goutteux, et lui supprima le café noir.

Malgré toutes ces précautions, l’accès de goutte vint, et l’on peut même ajouter que ce fut un bon accès, si l’on peut dire que la goutte a quelque chose de bon.

Alors Mme Aubry installa son mari dans un bon fauteuil à roulettes, lui enveloppa le bas de la jambe d’une bonne flanelle bien chaude, et la lui étendit sur un bon tabouret bien confortable. Je ne crois pas qu’il y eût dans toute la ville de Châtillon, ni même à bien des kilomètres alentour, un goutteux aussi bien soigné que le maître d’armes. Il maugréait bien un peu entre ses dents lorsque les élancements étaient trop forts, mais au fond il était gai ; et comment n’aurait-il pas été gai avec une aussi brave femme que la sienne, et des distractions aussi nombreuses et aussi variées ?

Le matin, pendant que sa femme faisait le ménage, il était bien à son aise, comme un bon petit ermite, dans la solitude du salon triangulaire, où il lisait son Glaneur, sans être dérangé par les bruits de la rue. Le ménage fait, sa femme le roulait dans la salle à manger, à côté de la fenêtre où il comptait les allants et les venants, ce qui, comme chacun sait, est une opération bien agréable pour une personne oisive. Quand le temps était beau, la fenêtre demeurait ouverte, et bien des gens s’accoudaient sur le rebord extérieur pour faire un petit brin de causette.

Mme Aubry, quand elle revenait de la messe ou du marché, rapportait les nouvelles les plus fraîches ; et c’était un délicieux passe-temps que de les repasser et de les commenter à deux. Et puis, il y avait les lézards !

C’étaient ses anciens élèves que le maître d’armes appelait ainsi. Pourquoi ? Je ne sache pas que jamais