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servir. Comme il est intéressant de connaître tous les détails qui ont accompagné les grandes découvertes, je dois dire que quand le petit bonhomme fit celle-là, il avait les jambes en l’air. Confortable ou non, c’est la pose qu’il avait choisie pour lire Don Quichotte. Il était plongé de biais dans un grand fauteuil, l’un des bras lui servait de dossier, ses jambes étaient jetées par-dessus l’autre bras, le livre bien installé sur les jambes, comme sur un pupitre. La fenêtre de la chambre était ouverte, un clair soleil découpait la baie de la fenêtre sur le tapis ; il faisait doux, les petits oiseaux chantaient sur les sorbiers, et bien loin, à l’autre extrémité du jardin, on entendait les cris d’une poule.

Le petit lecteur trouvait bien Don Quichotte un peu ridicule ; mais, en même temps, il ne pouvait s’empêcher de l’aimer et de l’admirer pour sa bonté touchante et sa bravoure à toute épreuve. Par une association d’idées dont il ne se rendait pas bien compte, il songeait à l’oncle Jean en lisant Don Quichotte. Tout à coup il s’aperçut que son mouchoir était tombé.

Il frémit en songeant quelle longue et pénible opération ce serait que de le ravoir. Il étendit d’abord le bras ; mais quelque effort qu’il fît (il en était tout rouge), sa main étendue n’arrivait qu’à deux pouces du mouchoir. Il songea alors, avec une sorte de désespoir enfantin, qu’il lui faudrait : 1° poser le livre quelque part (et il n’y avait pas de meuble à portée de sa main : première impossibilité) ; 2° se tirer avec peine du fauteuil où il était si bien enchâssé. Rien que l’idée d’avoir à ramener les jambes le découragea. « Je suis bien bête, » se dit-il, en se ravisant tout à coup. Il ouvrait déjà la bouche pour appeler Marthe qu’il entendait dans la chambre voisine, lorsqu’une nouvelle réflexion l’arrêta. « Si j’appelle Marthe, elle viendra : elle est si bonne fille ! mais peut-être cela la dérangera-t-il plus de venir que moi de me lever. » Il n’appela pas Marthe, mais il ne se décida pas non plus à bouger. Il luttait mollement contre la paresse, comme les gens qui restent au lit tout éveillés, et qui attendent une inspiration d’en haut pour en sortir. Il regardait nonchalamment par la fenêtre les têtes des sorbiers et leurs feuilles délicates que le vent faisait bruire doucement, puis ses yeux revinrent à son mouchoir, et remontèrent au Don Quichotte qu’il ferma brusquement.

Houp ! et le voilà sur ses deux pieds, très-fier de la petite victoire qu’il vient de remporter sur lui-même. Alors il va s’accouder à la fenêtre et ses yeux s’égarent sur le jardin. À sa mémoire se retracent nettement une foule de petites circonstances auxquelles il n’avait jamais repensé : tantôt il avait abusé de la bonté et de la patience des autres ; tantôt il avait montré peu de complaisance pour eux ; ou bien encore, il avait été grognon et maussade au moindre contre-temps. À la lueur d’un éclair, on voit distinctement une vaste étendue de campagne avec les moindres objets. Il semblait que sa mémoire eût été sillonnée d’un éclair : il y retrouvait ses moindres pensées et ses paroles, entre autres la mauvaise parole qu’il avait adressée à Bailleul, le jour où la mort de la vieille parente éloignée l’avait empêché d’aller à la sous-préfecture. Il se demanda si Don Quichotte, quand il était petit garçon, aurait été d’aussi mauvaise humeur à propos d’une collation à la sous-préfecture ? Oh non ! Et l’oncle Jean ? non plus. Et Marthe ? non plus. Et il se sentit pris d’un grand désir d’embrasser Marthe. Don Quichotte et l’oncle Jean étant absents pour le moment, c’est à elle qu’il voulait faire amende honorable.

Il s’avança doucement sur la pointe du pied et entr’ouvrit la porte. Marthe était penchée sur une aquarelle, si attentive à son travail qu’elle n’entendit rien. C’était maintenant une belle jeune fille de seize ans, et c’était toujours une bonne fille. Les seuls changements qui se soient produits en elle, c’est qu’elle ne fait plus de ses bottines des pantoufles ; ses belles boucles brunes ne flottent plus au hasard ; c’est toujours la même douceur, avec la grâce en plus. Marthe est la préférée de Jean ; Marguerite, plus âgée de quatre ans et d’une beauté plus sévère (la beauté des Defert, quand les Defert se mêlent d’être beaux), lui inspire une sorte de respect : ce qui ne l’empêche de l’aimer beaucoup.

Lorsque Jean est à la portée de sa sœur, il se hausse un peu, et lui donne sur le cou un bon baiser bien retentissant. Marthe pousse un petit cri qui se change en un joyeux éclat de rire quand elle voit la figure de Jean à deux pouces de la sienne.

« Qu’est-ce que tu fais ? la plus belle des Marthes, demanda Jean, se penchant sur le dessin de sa sœur.

— Une vue de la maison ; ce sera un souvenir pour Marguerite lorsque… » La figure de Jean se rembrunit.

« Je n’aime pas M. Nay, » dit-il d’un ton sec.

M. Nay était un jeune ingénieur fort distingué, qui avait trouvé Marguerite de son goût et avait demandé à M. et à Mme Defert la permission d’en faire Mme Nay. M. Defert ne trouvait rien à répondre à M. Nay, sinon qu’il n’était pas millionnaire. Mme Defert lui ferma la bouche en lui demandant s’il s’était jamais repenti d’avoir épousé une femme sans fortune.

M. Defert avait fait la réponse familière aux gens embarrassés, à savoir que ce n’est pas la même chose.

« Justement la même chose ! » lui avait répondu Mme Defert en riant. Marguerite avait de la fortune pour deux ; d’ailleurs M. Nay serait un jour aussi riche, peut-être plus riche que sa femme. C’était un esprit sérieux, un chercheur ; il avait fait déjà des découvertes que l’on appliquait avec succès. Marguerite avait vingt ans ; il était temps de songer à l’établir ; et Mme Defert ne voyait pas, en regardant bien autour d’elle, un seul homme à qui elle fût plus heureuse de confier l’avenir de son enfant.