Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duire, lorsque je lui demandai un lit pour la nuit, dans une salle de billard. Il me montra sur le plancher, et cela de l’air le plus aimable du monde, un espace d’environ trois pieds de large où je pouvais, en compagnie de quarante ou cinquante autres individus aussi confortablement installés que moi, étendre mes propres couvertures et passer la nuit pour la bagatelle de cinquante cents.

Je commençai à regretter de ne pas m’être pourvu d’une tente à San-Francisco ou de ne pas m’être arrêté au camp de Canvas Town (ville de toile), où j’aurais pu jouir pour rien du droit de possession d’un espace un peu moins étroit. J’adressai de timides remontrances à mon hôte, qui me parut légèrement animé par la perspective de gain que lui offrait le grand nombre de voyageurs à loger; mais tout ce que je pus obtenir de lui fut la réponse suivante: «Il faudrait avoir bien mauvais caractère pour élever la moindre plainte en pareille circonstance. Vous pouvez, si vous en avez envie, ajouta-t-il, étendre vos couvertures sur le bord du chemin ou demander à un Indien de partager sa hutte avec vous, mais le prix d’une nuit passée à mon hôtel est pour les blancs de cinquante cents, les nègres rigoureusement exclus.»

L’originalité de ce singulier aubergiste nous amusa et fut cause, plus que toute autre chose, que nous nous soumîmes à ce désagrément et à cette extorsion. Nous allâmes, du reste, dans la soirée, visiter d’autres maisons; mais nous les trouvâmes toutes pleines et fûmes, en fin de compte, heureux d’avoir, pour nous étendre, nos six pieds de parquet en longueur sur trois de largeur.

J’allai me coucher d’assez bonne heure sur ma part de plancher. J’aurais même assez bien dormi, car je m’étais habitué à n’avoir pour lit que le pont du vaisseau, si deux messieurs qui arrivèrent fort tard ne nous eussent demandé la permission de jouer au billard une partie dont l’enjeu était de cent dollars. Ils ne manquèrent pas de nous promettre qu’ils ne nous dérangeraient point, et pendant quelque temps ils tinrent assez bien leur promesse. Mais un des joueurs, oubliant, dans l’accès de mauvaise humeur que lui causait la perte de la partie, les conditions auxquelles on lui avait permis de jouer, frappa du gros bout de sa queue un coup violent sur ce qu’il supposait être le plancher. Le coup porta en plein dans la poitrine d’un jeune Anglais solide et rageur qui, ne goûtant pas ce genre de plaisanterie, sauta sur le joueur et l’envoya, d’un coup de poing dans l’œil, rouler sur les dormeurs étendus sur le plancher. Une horrible confusion s’ensuivit; les lumières furent subitement éteintes et chacun se mit à frapper à tour de bras sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Quelqu’un, au milieu du bruit et de l’obscurité, tira un coup de revolver, et la bagarre ne finit que par la fuite des deux joueurs.

Depuis lors, éclairé par une connaissance plus intime des roueries inimaginables des joueurs américains, je me suis demandé plus d’une fois si le coup de queue final n’avait pas été prémédité de la part du joueur qui perdait.

A suivre

R. B. Johnson

Traduit de l'anglais para A. Talandier.

____________


LA TRAVERSÉE DE LA MANCHE

EN CHEMIN DE FER

FERRY-STEAMERS, OU BACS A VAPEUR

____

Avez-vous jamais traversé le détroit en bateau à vapeur?

S'il en est ainsi, que vous ayez pris la voie de Boulogne à Folkestone, ou celle plus courte de Calais à Douvres, vous connaissez par expérience tous les désagréments, les ennuis d'une traversée qui ne laisse au voyageur que des impressions pénibles, sans compensation. A l'arrivée comme au départ, ce sont les formalités fastidieuses de la douane, la visite des bagages, l'embarquement et le débarquement précipités, et ces mille petits riens qui accompagnent presque forcément tout changement de véhicule en route.

Une fois en mer, c'est autre chose ci c'est pis. Pour peu que la mer soit houleuse, et cela arrive souvent dans le détroit qui ne livre au mouvement des eaux qu'un passage resserré entre la mer du Nord et la Manche, ce sont deux heures de souffrances, de dégoût et d'angoisses, qui vous livrent meurtri et fatigué au train qui vous attend. Si vous êtes un de ces rares privilégiés, inaccessibles au mal de mer, vous ̃échappez sans doute à ses atteintes, mais c'est pour avoir sous les yeux, pendant toute la durée du passage, le spectacle peu attrayant, peu gai, des douleurs de tous vos compagnons'de route c'est sur le pont et dans tout le navire un indescriptible tohu-bohu dont les scènes tristes ou grotesques peuvent bien appeler le pinceau d'un Hogarth ou d'un-Biart, mais sont absolument insupportables à qui en est le témoin forcé.

Mais enfin, direz-vous, comment se soustraire à cette nécessité, à ce supplice, peu dangereux sans doute et en somme assez court, mais inévitable? Comment traverser la Manche sans subir les inconvénients directs ou indirects du mal de mer?

Ce problème, on n'a guère songé à le résoudre, tant que le mouvement des voyageurs entre l'Angleterre et la France ou le continent, par le détroit, était peu considérable. Mais, depuis que le réseau des chemins de fer a augmenté cette circulation dans une proportion immense, que les relations indus-