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élevait de son mieux, voilà tout. Du moins sa conscience était tranquille.

Mais quand elle eut un fils, elle se sentit toute troublée. Elle ne pouvait compter que sur elle-même. M. Defert avait bien assez d’occupations à la fabrique ; il était fatigué quand il rentrait le soir, et ne demandait les enfants que pour jouer avec eux. Il ne se faisait pas de l’éducation des enfants une idée bien nette, et s’en remettait complètement à sa femme. D’autre part, un axiome qui a cours et que l’on ferait bien de mettre au rebut, prétend qu’une femme seule ne peut jamais bien élever un garçon. Enfin, en regardant tout autour d’elle, Mme Defert voyait tant d’éducations manquées, qu’elle était pleine de soucis et de craintes.

Elle résolut de consulter sur ce sujet un vieux juge de ses amis, qui passait pour être moqueur. (Il n’était jamais moqueur avec elle.) Il avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi, et possédait un grand fonds d’idées justes sur toutes les questions importantes.

Un jour que l’enfant dormait au jardin, à l’ombre d’un grand marronnier, Mme Defert, tout en tirant son aiguille, réfléchissait à son sujet favori, lorsqu’elle vit le vieux juge qui venait à elle. Marguerite et Marthe, qui jouaient au sable avec des pelles de bois et des seaux de fer-blanc, absolument comme les enfants des pauvres, coururent embrasser le vieil ami de la maison, lui dirent, en confidence, que le petit frère dormait, et retournèrent tranquillement à leur sable.

Quand Mme Defert eut exposé ses angoisses et ses doutes, le vieux juge se mit à rire. « Vous vous tourmentez de bien peu de chose, lui dit-il, et surtout vous consultez un oracle qui en sait bien moins long là-dessus qu’une mère comme vous. Voici cependant ce que je puis vous dire : J’ai lu, je crois, tout ce qu’on a écrit d’important sur l’éducation. Eh bien ! je vous affirme que ceux qui ont composé les plus beaux systèmes sont ceux qui ont le plus mal élevé leurs enfants. D’autre part, j’ai toujours vu que les enfants élevés selon un certain idéal étaient idéalement mal élevés. À part certaines règles très-générales que le bon sens seul aurait trouvées, tout système est faux par cela seul qu’il est un système. Il n’y a pas deux enfants qui se ressemblent, comment voulez-vous agir sur eux par des procédés uniformes ? Ce serait plus commode, je le sais bien ; mais ce n’est pas naturel, et ce n’est pas praticable. Pour bien élever un enfant, il faut faire ce que vous avez fait et ce que vous faites encore avec vos filles. il faut s’y donner corps et âme, le suivre pas à pas, et faire pour le mieux dans chaque circonstance. Ce dévouement obscur répugne à bien des gens ; d’autres sont obligés de gagner leur vie et n’ont pas le temps de se consacrer à leurs enfants. Voilà pourquoi on se débarrasse d’eux en les mettant au collège. Voyez les enfants qui sortent des établissements d’éducation. Comment sont-ils élevés ? Fort mal. Je n’accuse pas le zèle des maîtres : ils font ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire plus. J’accuse les parents qui se séparent trop tôt de leurs enfants, et avant de les avoir assez bien élevés pour qu’il en reste toujours quelque chose. Il faudrait que chaque enfant, jusqu’à un certain âge, pût être élevé par sa mère et que chaque mère vous ressemblât… Oui, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au bébé qui venait de se réveiller, et manifestait quelque velléité de crier… Oui, monsieur, entendez-vous, il faudrait que chacun pût être élevé comme vous le serez, vous ! Qu’avez-vous à objecter à cela ? Rien ? C’est bien heureux. »

Une fois sur les genoux de sa mère, le poupon se mit à la regarder ; il faut croire que la contemplation de ce doux visage suffisait pour le moment à son bonheur, car il se tint parfaitement tranquille.

« Savez-vous, dit le juge en faisant danser ses breloques, que vos deux sœurs sont charmantes ? Savez-vous que c’est votre maman qui les a élevées ? Eh bien ! elle vous élèvera de la même façon, et vous n’en vaudrez que mieux ! Que voulez-vous maintenant ? La pomme de ma canne ? La voilà. Votre maman a fait ses preuves, vous pouvez être tranquille et ne pas faire ces yeux-là, et ne pas éternuer à propos de rien.

— Passe encore jusqu’à un certain âge, reprit Mme Defert en souriant ; mais quand un garçon devient grand, qu’il a appris du latin, du grec, des mathématiques, qu’il est instruit, fort, indépendant ; quand le père lui-même a tant de peine…

— Distinguons, reprit le juge. Conduisez d’abord par la main monsieur jusqu’au seuil des études classiques ; il y a de la marge d’ici là, et nous aurons le temps d’en reparler. Je puis vous dire