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rougir et sans se déconcerter, tandis que telles fillettes de son âge que je pourrais citer étaient déjà de véritables petites femmes, pimpantes, sémillantes, avec un joli babil tout plein de riens charmants et de réparties fines. Au fond elle était coquette comme toutes les petites filles, mais son goût naturel pour les jolies toilettes, n’étant pas cultivé avec amour, n’allait pas jusqu’à lui faire prendre en horreur les blouses qu’elle portait encore pour travailler et jouer à la maison. Elle trouvait même qu’il était bien agréable d’être à son aise pour courir et sauter dans le jardin. Mais, Mlle Ardant disait en riant à une autre jeune personne de douze ans : « C’est un sac, ma chère, que cette horrible blouse ! et des brodequins lacés ! Comprenez-vous cela ? et en gros cuir comme ceux des collégiens ! » Et la petite pécore, en toilette fraîche et en bottines de cérémonie pour rester à la maison, jetait un regard de côté dans l’armoire à glace, refaisait les plis de sa robe, et lissait sa chevelure aussi coquettement qu’un petit oiseau lisse ses plumes. — « Et si ses parents étaient pauvres encore ! » reprit l’amie, en comparant sa toilette à celle de sa « chérie » pour voir si par hasard l’autre ne l’éclipsait pas. « Cela ne fait-il pas pitié ! » Et là-dessus, de jolis rires de petites coquettes, de jolis mouvements de femmes du monde, et une conversation intarissable sur toutes sortes de sujets qui eussent fait ouvrir de bien grands yeux à la pauvre Marguerite.

Mais, par bonheur, et grâce à la prudence de sa mère, la pauvre Marguerite ignorait combien elle était en retard sur les jeunes demoiselles de son âge. Elle sautait et gambadait avec Marthe, sans nul souci de sa dignité ; elle jouait à la poupée tout aussi bien qu’elle s’amusait d’un conte de fées. Elle revenait du jardin, animée, les joues roses, les yeux brillants, les cheveux en désordre, trouvant que c’était bien dommage d’avoir un devoir à faire quand le temps était si beau, mais le faisant de son mieux parce qu’elle savait qu’il fallait le faire, et que maman n’eût pas été contente si on l’avait négligé.

Et Marthe ? Hélas ! Marthe était aussi déplorablement en retard pour son âge que Marguerite pour le sien. Pour tout dire, en un mot, c’était encore un gros bébé.

« Figurez-vous, ma chère, disait une autre fois Mlle Ardant à son amie, que ces petites prennent tout au sérieux, M. Dionis par exemple. Or, je vous le demande, qu’est-ce que M. Dionis ? Où prenez-vous M. Dionis ? Si vous voulez avoir une bonne scène, dites à ces enfants (car après tout on a l’âge que l’on paraît avoir), dites-leur, pour voir, que M. Dionis est hideux avec ses grosses besicles, son habit de l’autre siècle, et sa démarche de rhinocéros en retard. Marguerite deviendra sérieuse, Marthe se fâchera tout rouge, et elles vous répondront en chœur que M. Dionis est très-bon, et que maman veut qu’on le respecte. Le respecter ! Ce n’est, après tout, que le commis de leur père.

— Et Mademoiselle, parlons de Mademoiselle !

— Est-elle assez roide, assez pincée, assez mal fagotée !

— Et ennuyeuse !

— Ce qui ne les empêche pas de croire à Mademoiselle, de citer les opinions de Mademoiselle, et de respecter Mademoiselle.

— Je suis sûre qu’elles jouent encore à la poupée.

— Vous pouvez en être sûre, ma chère ; car je les ai vues de mes yeux traîner dans une brouette une poupée sans chignon. À propos, viendrez-vous à la musique cette après-midi ?

— Je vais me faire donner la permission par chère mère. »

Mais il se trouva que « chère mère » avait mal dormi parce qu’elle avait passé la nuit au bal ; il se trouva que chère mère était de mauvaise humeur, parce que la toilette de chère mère avait été éclipsée par celle de sa meilleure amie. Il résulta de toutes ces circonstances que chère mère refusa la permission.

La charmante jeune fille vint retrouver son amie, la figure longue, et déclara, pâle de colère et les lèvres tremblantes, qu’ « elle » avait ses nerfs (elle, c’est-à-dire chère mère, bien entendu), et qu’elle aurait bien pu choisir un autre moment, et que…

« Cher père » entra, venant du cercle. Il serra, à l’anglaise, la main à l’amie de sa fille, et embrassa cette dernière ; elle saisit l’occasion de lui extorquer la permission que « chère mère » avait refusée.

Et elle partit triomphante avec son amie, sous la conduite d’une gouvernante horriblement parfumée et trop serrée dans son corset. Cette gouvernante était pleine de mépris pour les petites Defert, et en général pour toutes les personnes qui manquaient de « genre ». Les deux jeunes personnes jacassaient tout haut, en pleine rue, de tout et de tous. Elles ricanèrent en voyant passer l’oncle Jean, et déclarèrent à l’unanimité que c’était un « bonhomme impossible ! » La gouvernante, après s’être mirée dans toutes les devantures de boutiques, se rapprocha des deux jeunes demoiselles et entendit quelques mots de leur conversation. Par acquit de conscience, elle crut devoir intervenir. Son élève fut prompte à lui fermer la bouche, en lui rappelant qu’elle-même, pas plus tard que la veille, avait habillé le capitaine à sa façon, avec une de ses amies. Pour avoir le dernier mot, la gouvernante répondit que ce n’était pas la même chose ! À quoi la jeune élève répliqua impertinemment qu’elle l’espérait bien !

Telles étaient les personnes sévères auxquelles les « petites Defert » inspiraient une si dédaigneuse pitié.

Mme  Defert, femme sensée et modeste, savait fort bien que ses filles n’étaient pas parfaites, elle les