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« Est-ce làche de le laisser tout seul contre deux! Oh ! Emmanuel, on dit que vous vous battez tous les jours au collège ! »

Et, presque au même moment, un des adversaires d'Ambroise roula dans la poussière, renversé par un vigoureux croc-en-jambe. L'autre se retourna contre ce nouveau combattant; mais celui-ci avait la tête de plus qu'Ambroise, et des bras et des poings dont il avait évidemment l'habitude de se servir. Ambroise, encouragé, revint à la charge. Pendant ce temps, la foule s'était amassée; le petit violoneux avait ses partisans, qui se trouvèrent bientôt plus nombreux que ceux de Nicolas Rezeau; on fit cesser le combat, et l'on chassa honteusement le cabaretier, dont la punition fut de ne pas vendre un verre de vin de tout le préveil : il en fit une maladie.

Ambroise, un peu meurtri, un peu moulu, ne sentait pas les coups qu'il avait reçus; il courut à son violon, l'examina, le fit vibrer, et le trouvant sain et sauf, il sauta au cou de Véronique et l'embrassa. Le plus malheureux, ce fut le brave champion du petit ménétrier: il tait sorti du combat, victorieux, mais avec quelle chemise chiffonnée, hélas! avec quel col sali, froissé, ne tenant plus que par un bouton ! avec quelle chevelure emmêlée, quelle casquette sans visière, souillée de poussière — on l'avait ramassée sous les pieds — et par-dessus tout, avec quelle veste manchote et privée de la moitié de son revers ! Malheureux Emmanuel ! Il n'eut pas le plus petit mot à dire pour sa défense, quand sa mère, reculant d'horreur à son aspect, le condamna sans pitié à la prison et au pain sec pour le reste des vacances, malgré les prières de la petite Anne, qui pleurait et suppliait pour qu'on pardonnât à Emmanuel, « puisque c'était elle qui l'avait envoyé se battre ».

« Est-ce que vous croyez que je n'y serais pas allé tout seul? » répliqua fièrement le condamné. Et, enfonçant sur sa tête son débris de casquette, il s'en alla se faire mettre en prison dans la grange.


CHAPITRE XIV

Compassion d'Anne pour un prisonnier, et ce qui s'ensuivit.


Ce n'était pas que la petite Anne fût gourmande; mais elle avait l'âme d'une ménagère, et savait la considération que méritent toutes les choses que l'on mange avec le pain. Le pain lui-même, le boulanger l'apporte, on n'a pas à s'en occuper : mais un pot-au-feu bien conduit, un roux bien fait, une sauce bien liée, un rôti bien saisi, et surtout (j'entends à l'âge d'Anne) une crème bien prise, une compote bien glacée de son sirop, une marmelade bien réduite, une gelée bien transparente et bien ferme à la fois, qui tremble quand on la coupe, et se laisse pénétrer par la lumière qui la fait briller comme une topaze ou comme un rubis, quelles choses intéressantes et respectables! et qui oserait en nier l'importance? Elles causent deux joies à la ménagère : la première, c'est d'en surveiller la confection ; la seconde, de saisir sur la physionomie des gens qui s'en régalent le plaisir qu'elles leur causent. Il y a des femmes pour qui ces joies-là n'existent pas : on ne mangera jamais rien de bon chez elles, et je croirais même volontiers qu'il manquera toujours quelque chose au confortable de leur intérieur; il y en a d'autres qui les éprouvent trop, et qui mettent toute leur âme dans leurs casseroles : elles ne sont bonnes qu'à élever des coqs en pâte, ce qui s'écarte beaucoup de la destinée générale de l'humanité ; enfin, il y a des femmes qui les ressentent dans la juste mesure et leur accordent précisément la place qu'elles doivent avoir. Anne, d'instinct, était de celles-ci; c'est pourquoi elle rêva toute la soirée, tristement, au chagrin que devait avoir Emmanuel de manger du pain sec, et d'être puni pour une bonne action. Elle eut bien de la peine à s'endormir, et Pélagie, qui couchait tout près de sa petite chambre, l'entendit plusieurs fois soupirer dans son sommeil. Cela ne l'empêcha pas de se réveiller dès l'aube, de se lever tout de suite, et de servir le café au docteur avec sa gentillesse habituelle, accompagnée ce matin-là d'un petit air posé qui indiquait de graves préoccupations.

Dès que le docteur fut parti, Anne déploya une grande activité. Elle allait et venait de l'office à la cuisine, ouvrant les buffets, les armoires, grimpant sur une chaise pour voir sur les planches les plus élevées du fruitier; et Ajax la suivait pas à pas, lui poussant de temps en temps le coude du bout de son museau noir, comme pour lui dire : « Que fais-tu donc? n'allons-nous pas nous promener ce matin ? »

Enfin la fillette eut fait son choix. Elle installa au fond d'un panier une belle serviette blanche; elle mit dans une soucoupe une cuisse de poulet entourée de sa gelée, arrangea du beurre dans un petit pot, de la crème dans un autre, enveloppa dans du papier une tranche de pâté de lièvre, et rangea tout cela