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crêpes, une troisième de la limonade, du poiré ou du vin blanc. Sur la place, des colporteurs se glissaient à travers la foule, leur boîte ouverte pendue au cou, offrant à tout venant des bagues d'argent, des médailles de cuivre, des petits Jésus de cire à chevelure de filasse, des bouquets de fleurs artificielles, des croix et des cœurs en or, enfilés dans un ruban de velours noir, tout prêts à être mis au cou, et des chaînes d'argent avec leur crochet, pour pendre à la ceinture les ciseaux et le couteau. Les chiens et les enfants abondaient : les beaux chiens de chasse au poil blanc marqué de grandes taches brunes ou rousses, les bons chiens de berger au poil hérissé et à l'œil éveillé, les pacifiques bassets aux jambes torses et au regard si doux, les turbulents chiens-loups au museau et aux oreilles pointues; les enfants armés de longs sucres d'orge ou de bonshommes de pain d'épice, les filles déjà vêtues comme leurs mères, les garçons souvent coiffés d'un bonnet de fille noué sous le menton, qui allait fort mal avec leur culotte de drap. Tout ce monde-là s'amusait beaucoup.

Ambroise parut sur son tonneau, entre Pierre Rabou et Xavier Larigue. Heureusement pour lui, c'étaient deux vieux amis de son père, et ils laissèrent l'enfant choisir les airs qu'il savait.

L'orchestre marcha donc à souhait, et Ambroise, tout en s'escrimant sur son violon, s'amusait à calculer combien il y aurait d'heures de danse jusqu'au soir, combien il pourrait tenir de contredanses dans chaque heure, et quelle somme il aurait à remporter chez lui à la fin de la journée. Rien ne manquait à son triomphe; il avait vu passer tous les notables du pays, et plusieurs fois ces paroles : « Voyez donc le petit Tarnaud, qui tient la place de son père! » avaient frappé son oreille. La petite Anne qui était venue regarder la danse avec Pélagie, lui avait crié : « Bonjour, Ambroise ! » et à la fin de l'air elle avait applaudi de toute la force de ses petites mains. La famille Arnaudeau avait aussi fait le tour des danseurs, et il semblait à Ambroise que la majestueuse Mme Arnaudeau et l'élégante Sylvanie l'avaient honoré d'un regard de protection. Quant à Emmanuel, il ne paraissait pas avoir vu le petit violoneux ; il avait l'air de regretter sa tunique du lycée dans le vêtement à la mode dont on l'avait affublé, et sa bouche faisait une moue significative toutes les fois que sa mère le sommait de veiller à la blancheur de sa chemise ou à la roideur de son col.

Mais la figure qu'Ambroise eut le plus de plaisir à voir en face de lui, ail premier rang de la foule, ce fut une petite figure brune et pâle, entourée de cheveux bien peignés, bien encadrée par sa coiffe blanche, et dont les yeux brillants et la bouche souriante lui adressèrent de loin un joyeux salut. C'était comme si elle lui eût dit : « T'v voilà enfin ! et moi, ta petite amie, je suis venue pour voir ton triomphe. » Ambroise lui fit signe qu'il la voyait, et joua pour elle, en pensant au jour où il avait exécuté dans la grotte son premier avant-deux, qu'elle avait dansé si gentiment avec sa robe rapiécée et ses cheveux ébouriffés.

Tout à coup, il sentit une main se glisser par derrière, le long de son soulier, s'insinuer dans son pantalon, et lui pincer rudement la jambe. Ambroise ne cria pas, mais, surpris, il cessa un instant de jouer. Ses deux compagnons le regardèrent avec étonnement. Il se remit bien vite et rattrapa le reste de l'air. La main s'était retirée.

Mais elle y revint un instant après. Cette fois, au lieu de le pincer, elle le chatouillait ; c'était bien pis. Le pauvre garçon secouait la jambe attaquée, comme pour donner une ruade ; la main lâchait prise et passait à l'autre jambe. Ambroise ne quittait pas son violon, mais, il faut bien le dire, il jouait tout de travers ; les danseurs commençaient à s'en apercevoir et à murmurer, et Véronique avait perdu son sourire et le regardait avec inquiétude. On approchait de la fin de la danse, lorsque la main pinça si fort la jambe droite du petit violoneux, pendant qu'une autre main lui tirait brusquement la jambe gauche, qu'il chancela et ne put retenir un cri de douleur. En même temps son archet glissa sur les cordes et fit entendre un accord si désespéré, si grinçant, si hors du ton, que Pierre Rabou et Xavier Larigue, stupéfaits, en interrompirent aussi leur partie.

Les murmures des danseurs éclatèrent, ils s'élancèrent vers l'estrade: le petit violoneux venait de disparaître. L'ennemi qui l'avait si méchamment harcelé depuis un quart d'heure l'avait, au moment où il trébuchait, empoigné par le fond de la culotte, et le tenait en l'air dans la position la plus incommode qu'on puisse imaginer. C'était le cousin de Nicolas Rezcau : il riait de tout son cœur de ce qu'il trouvait une bonne farce, et une douzaine de grands garçons riaient comme lui du supplice du pauvre Ambroise. Celui-ci, à tous les quolibets, à toutes les injures de ses persécuteurs, ne répondait pas un mot; il osait à peine se débattre, de peur de briser son violon, qu'il n'avait pas lâché. Mais il jeta un cri comme si on l'eût tué, au moment où le frère du méchant cabaretier lui arracha des mains son cher instrument. Le voleur ne le garda pas longtemps; il lui sembla que le violon s'enfuyait tout seul, tant était petite la main qui le lui enleva. Il regarda : devant lui, la petite Véronique, pâle, frémissante, serrait le violon contre sa poitrine, en lui criant avec un air de défi : « Venez le prendre! venez, si vous oser me tuer ! »

Le grand cabaretier, tout surpris, lâcha Ambroise, qui, tremblant encore, mais courageux, vint se placer, le jarret tendu, les poings fermés, devant Véronique, pour défendre à la fois son violon et sa petite amie. Mais les deux enfants n'étaient pas de force à lutter, et Ambroise, attaqué par deux côtés à la fois, n'eût pas tardé à être vaincu, si un secours inespéré ne lui était arrivé. Au moment où il parait les premiers coups, il entendit une voix, une fraîche voix d'enfant, qui s'écriait: