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toujours, depuis que je me connais, c'est-à-dire depuis l'age de dix ans. Avant cet âge-là, j'aurais voulu vivre à la ville, j'avais envie de tout ce que je n'avais pas, et j'affligeais mes parents, qui n'avaient jamais quitté la campagne et qui étaient pourtant tout près d'aller s'enfermer dans une ville pour me contenter. Ils y seraient morts d'ennui Heureusement que j'ai trouvé de bons instituteurs. Mon histoire ne vous ennuie pas, au moins ?

– Non ! non ! Quels instituteurs ?

Deux petits agneaux abandonnes. C'est un jour de novembre que je fis leur connaissance. Je venais de passer devant l'auberge, et dans la diligence arretée pour changer de chevaux, j'avais vu entre les mains d'une petite fille une poupée qui m'avait semblé la plus belle chose du monde, si bien que j'étais 'de très-mauvaise humeur de ne pouvoir me procurer à l'instant même une pareille poupée. En longeant la bergerie que vous voyez là-bas, j'entendis une voix d'homme dire d'un ton fâche « Allons 1 encore deux de mortes ! autant dire que leurs agneaux sont perdus. Jette-les dehors, Pierre.

Mais, répondait Pierre, est-ce qu'on ne pourrait pas les élever à boire ?

– Bah ! cela demande trop de soin, on les perd presque toujours, et puis nos femmes n'ont pas le temps de s'en occuper. Jette-les, ce sera plus tôt fait.  »

La porte s'entr'ouvrit, et quelque choses vint tomber i-presque à mes pieds en poussant des gémissements. C'étaient deux petit ; agneaux qui pouvaient bien avoir huit ou dix jours ; deux jolies petites bêtes toutes blanches, avec un petit museau rosé, un poil frisé, fin comme de la soie, et un petit air si innocent, si dou<, si malheureux, que j'en eus envie dc. pleurer. Je les pris et j'essayai de les mettre debout sur leurs pattes ; mais ils ne purent se tenir, et retombèrent avec un bêlement plaintif. Il me sembla qu'ils me priaient de ne pas les abandonner je les mis dans mon tablier, et je les emportai bien vite. La poupée ne me faisait plus envie des petits agneaux, quelles gentilles poupées vivantes ! On pouvait les élever à boire, le fermier l'avait dit ; les filles de la ferme' n'avaient pas le temps de s'en occuper, mais je l'avais, moi, et certes je ne laisserais pas manquer de soins mes petits orphelins. J'allai droit à la laiterie, on je m'enfermai.

Les pauvres petits grelottaient. Je leur fis un nid dans un grand panier, avec une couverture de laine ; je pris ensuite une tasse et je leur présentai du lait ; mais, hélas, ils ne savaient pas boire Comment faire, donc ? Nos deux chiens, qui s'étaient glissés à ma suite dans la laiterie, me regardaient tout étonnés, et se pourléchaient en ayant l'air de dire Comme nous saurions bien le boire, nous autres ! Je me rappelai tout à coup que mon petit frère, quand on l'avait se~ré, n'avait point bu dans une tasse ou un verre comme les grandes personnes, mais qu'on l'avait fait boire au biberon pendant plusieurs mois. Peut-être que mes petits orphelins boiraient au biberon me dis-je; et j'allai a la recherche de la bienheureuse bouteille. Je l'eus bientôt, trouvée ; je me rappelai alors que c'était du lait chaud qu'on y mettait pour mon petit ff'ôro, et je mis vite un petit pot de lait au feu.

» De retour dans la laiterie, je m'assis pour être bien à mon aise ; je pris un de mes agneaux sur mes genoux, et après plusieurs essais je parvins à-introduire le bout du biberon entre ses petites lèvres roses, Le cher mignon avait grand'faim ; il se mit tout de suite à sucer, tant et tant, qu'il finit par s'endormir repu sur mes genoux, comme aurait fait un petit enfant. Et pendant que je le tenais là, tout faible, confiant comme si j'avais été sa mère la brcbisjdjo sentis que je l'aimais comme si j'avais été vraiment sa mère. Et ne riez pas tout être qu'on soigne, qui a besoin de vous, qui est plus faible que vous, on n'a qu'a s'en approcher pour l'aimer comme son enfant, quand ce serait un vieillard paralytique qu'on soulevé dans ses bras pour l'aider à se trainer au soleil. Du jour ou j'ai ramasse mes petits agneaux sur la route, il est ne en moi un cœur de mère ; et' Dieu sait combien d'enfants j'ai aimés depuis ce jour-là, quoique je n'en air jamais eu à moi.

» Mes petits orphelins buvaient'donc très-bien. Oui, le jour mais s'ils avaient soif la nuit ? Je me couchai le plus tard possible, non. sans avoir fait en cachette une visite a la laiterie ; puis je remplis la bouteille de lait chaud, et je la couchai avec moi, dans mon lit, pour l'empêcher de se refroidir. Au milieu de la nuit, quand tout dormait dans la maison, je me levai sans bruit, pieds nus, et je me glissai jusqu'à la laiterie.

» Les pauvres petits tremblaient du froid de la nuit, et tours mères n'étaient plus là pour les réchauffer. Je les pris, je les emportai, et le lendemain, quand la vieille Catherine, étonnée de ne pas me voir sortir de ma chambre) te, minime réveiller, elle trouva trois têtes sur mon oreiller, la mienne et celle de mes orphelins. Elle appela ma mère qui sourit, tout émue, et me fit raconter mon aventure. Les agneaux ne couchèrent plus dans mon lit, mais leur grand panier fut apporté dans ma chambre, et ils y furent -élevés jusqu'au jour ou il leur devint nécessaire de brouter un peu d'herbe tendre. A partir de ce moment-là, ils échappèrent il ma tutelle, mais j'avais pris l'habitude de soigner des êtres vivants, et je ne l'ai jamais perdue depuis.

La voiture est réparée, mesdames, nous cria de loin le conducteur qui nous cherchait le temps de déjeuner, et nous partons.

Je trouve maintenant que c'est trop tôt ! » dis je en serrant avec'respect la bienfaisante main de Mlle Jenny.

BLANCHE SURYON