Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il faut le savoir. Anne ! » appela Mlle  Léonide.

Anne n'était pas loin : elle accourut.

« Serais-tu bien aise de t'instruire, d'apprendre tout ce qu'apprend Mlle  Sylvanie? »

Les yeux de l'enfant étincelèrent.

« Oh ! oui ! oui ! s'écria-t-elle.

— Eh bien, il faut aller en pension ! » reprit Mlle  Léonide.

La petite ouvrit de grands yeux effarés. « Quitter papa ! »

Et elle courut à lui, se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Le père pleurait aussi.

« Non, mademoiselle, reprit Anne en se retournant vers Mlle Léonide, mais sans quitter les bras de son père, comme si elle eut voulu garder en lui un défenseur; non, j'aime encore mieux ne rien savoir de toute ma vie. Mais, ajouta-t-elle timidement, vous m'avez dit qu'on apprenait tout dans les livres ; si vous vouliez me prêter les vôtres, peut-être que je deviendrais savante sans aller en pension. Car je sais lire, je lis très-bien, je vous assure; et je sais écrire aussi; j'ai écrit une belle lettre pour Pélagie à son frère le soldat, il l'a reçue, et il a écrit qu'il avait très-bien compris ce qui était dedans.

— Eh bien, soit, puisque tu le veux aussi, reste ! dit Mlle  Léonide. Tout ce que je peux faire pour toi, je le ferai. Après tout, j'ai du temps à dépenser, et Diablotin ne demande qu'à courir. Je viendrai te donner des leçons, et tu travailleras seule, comme tu pourras, les jours où je ne viendrai pas. Tu apprendras toujours quelque chose comme cela. Et nous allons commencer tout à l'heure. »

Mlle  Léonide eut un rude moment à passer ; la fille l'étouffait de caresses, pendant que le père lui serrait les mains à les lui broyer. Au bout d'un instant pourtant elle put retirer ses pauvres mains qu'elle secoua et dont elle se servit pour détacher de son cou la petite Anne.

A la fin de la semaine, Anne avait appris l'histoire d'Adam et d'Éve, connaissait la différence du nom et de l'adjectif, savait compter jusqu'à cent, et faisait quatre exercices sur le piano.


CHAPITRE XII

Où Ambroise se révèle glorieusement.


Le jeudi saint de cette année-là, le pauvre Julien Tarnaud s'était réveillé, comme cela lui arrivait maintenant trois ou quatre fois par semaine, blême et grelottant de fièvre ; il avait essayé de se lever, car sa jambe était remise et avait besoin d'un peu d'exercice pour redevenir aussi forte que l'autre; mais il n'avait. pas pu se soutenir, malgré les encouragements de sa femme, et il s'était tristement remis au lit. Depuis ce moment-là, la Tarnaude, qui avait commencé par lui offrir tout ce qu'elle avait de meilleur, une écuellée de soupe aux choux, une miche de pain sortant du four, et même un coup de vin, s'était mise à le bougonner, et il était visible qu'elle était de fort mauvaise humeur. Tarnaud devinait bien pourquoi ; et il se retourna contre le mur sans rien dire, quand la Tarnaude pressa Louis d'aller à son ouvrage, en ajoutant qu'il serait sans doute encore longtemps le seul à travailler dans la maison.

Ce jour-là, Ambroise n'était pas sorti. Il allait, venait d'une chambre dans l'autre, ouvrait la porte pour regarder sur la route, se re sseyait, se relevait, ne pouvait tenir en place. La Tarnaude grommelait : « Depuis qu'il se porte bien, il a tout le caractère de son père : des gens qui remuent toujours sans avancer à rien. »

Enfin, vers midi, on entendit des pas qui s'approchaient de la maison; quelqu'un heurta à la porte, puis la poussa, et plusieurs hommes entrèrent en disant :

« Bonne santé à la compagnie! »

C'étaient des aubergistes, cabaretiers et marchands de Saint-Florent, de Chaillé, du Tablier, de Nesmy et même de la Limouzinière, qui venaient voir si le ménétrier était remis de sa chute et capable de faire danser aux préveils de la semaine de Pâques. Chaque bourg ou village avait son jour de préveil cette semaine-là, jusqu'à la Quasimodo, et ensuite tous les dimanches et toutes les fêtes de l'été. C'était la bonne saison pour Julien Tarnaud : on comprend la mauvaise humeur de sa femme.

En voyant le ménétrier couché dans son lit, jaune comme un coing, les hommes prirent un air de compassion, se lamentèrent de cette mauvaise fièvre, conseillèrent à Julien de la chasser au plus vite, et finirent par exprimer leurs regrets d'être obligés de s'adresser à Nicolas Rezeau, qui n'était point capable d'enlever la danse comme le ménétrier de la Sapinière.

Ce fut alors que le petit Ambroise, qui s'était tenu tranquille depuis l'arrivée des visiteurs, se leva de son banc et vint se mettre debout au milieu d'eux.

« Avant de demander Nicolas Rezeau, dit-il, attendez un moment. Le père est malade, il ne peut pas