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— Oui, elle est très-grande, dit Mme Arnaudeau. Elle a bientôt neuf ans, n'est-ce pas, docteur ? Et son éducation, où en est-elle ? Il faut que les femmes soient instruites dans notre siècle et l'on ne saurait s'y prendre trop tôt. C'est pour cela que j'ai eu le courage de me séparer de Sylvanie ; et je dois dire que ses succès m'ont bien payée de mon sacrifice.

— J'ai su que mademoiselle avait rapporté un grand nombre de prix aux vacances dernières, répondit le docteur. Cela nous a même privés du plaisir de la voir, car vous l'avez menée aux bains de mer pour la récompenser.

— Certainement, et nous ferons un nouveau voyage cette année, si elle continue à être la première partout. Je compte la reprendre dans deux ans, quand son éducation sera finie ; elle saura la musique, le dessin, l'anglais, l'italien, l'astronomie, la botanique et tout ce qu'on apprend dans les classes.

— Et quel âge aura mademoiselle quand elle saura tout cela ! demanda Mlle Léonide avec un air bonhomme.

— Elle aura dix-sept ans ! reprit orgueilleusement la mère.

— Dix-sept ans ! assurément elle aura une instruction peu commune à cet âge ; elle sera la lumière de la Vendée, et vous pouvez en être fière d'avance, madame ! »

Anne, qui avait d'abord été éblouie par cette énumération de connaissances, eut comme une idée vague que M"' Léonide se moquait de Sylvanie. Elle quitta M. Arnaudeau et se glissa hors du salon. Elle dit quelques mots à Pélagie et rentra. On parlait encore d'elle.

« Assurément, docteur, disait Mrae Arnaudeau, il serait temps decommencer à l'instruire. Vous devriez l'envoyer à Luçon ; avec la protection de Sylvanie, elle serait très-bien reçue ; et elle vous reviendrait dans quelques années capable de faire honneur à votre maison. Que peut-elle apprendre ici? Je parie qu'elle ne sait rien du tout. Voyons, Sylvanie, fais-lui quelques questions, rien que pour voir dans quelle classe on la mettrait.

— Volontiers, maman. Voyons, ma petite, — ce mot fut dit du même ton que si Sylvanie avait eu six pieds de haut, — savez-vous combien il y a eu de rois en France? Non ? Eh bien, pouvez-vous me dire la date du déluge? ou bien les fleuves d'Amérique? Vous ne savez pas ? Savez-vous seulement à quel règne appartiennent les productions de votre jardin, les cerises, les groseilles?

— Non, mademoiselle, répondit Anne en jetant un regard vers I& porte, où Pélagie venait d'apparaître chargée d'un plateau ; mais pour ce qui est des groseilles, je sais en faire du sirop, et j'espère que vous voudrez bien y goûter. »

Et Anne, échappant à l'examen que lui faisait subir Sylvanie, courut au plateau, versa son sirop dans les verres, y ajouta de l'eau en soulevant à deux mains la lourde carafe, et vint offrir gracieusement à boire à Mme Arnaudeau et à Mlle Léonide qui lui souriait d'un air d'encouragement. Puis ce fut le tour des autres visiteurs ; et Anne veillait si bien à les débarrasser des verres dès qu'ils les avaient vidés, qu'ils n'avaient pas un instant à attendre.

Quand ce fut fini, elle avait grand'peur qu'on remît de nouveau son éducation sur le tapis , mais Mme Arnaudeau, qui avait encore quelques visites de cérémonie à faire avant le diner, se leva majestueusement et donna le signal du départ. Avant de sortir, elle jeta un regard circulaire sur sa famille pour s'assurer que toutes les toilettes étaient en ordre, et s'aperçut que la cravate d'Emmanuel s'était dénouée; les deux bouts pendaient sur son gilet blanc, où s'étalait en outre une large tache de sirop.

« Toujours le même! s'écria la mère irritée. J'aurais dû vous laisser passer vos vacances au lycée, monsieur ! »

Anne était allée tremper dans l'eau fraîche le coin de son petit mouchoir.

« Ce ne sera rien, madame, dit-elle timidement; je vais laver la tache, et il n'y paraîtra plus. »

Et elle se mit à frotter doucement jusqu'à ce que la tache eût disparu. Mme Arnaudeau reprit sa sérénité. Elle ôta son gant et s'avança armée d'une longue épingle pour fixer d'une manière immuable le nœud de cravate de son fils. Au moment où elle achevait cette importante opération, Emmanuel, ennuyé du temps qu'elle y mettait, fit un brusque mouvement. Mme Arnaudeau jeta un cri.

« Maladroit ! l'épingle m'a déchiré le doigt, et voilà le nœud défait !

— J'ai ici une eau qui vous guérira tout de suite,