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CHAPITRE X

Une maîtresse de maison fort mal à son aise.

Anne était donc assise sur une grande chaise, ses petits pieds pendants, fort embarrassée de savoir ce qu'elle pourrait dire et à qui elle pourrait le dire. Elle sentait vaguement qu'en dépit de ses huit ans et demi, elle était la maîtresse de la maison et qu'elle devait se montrer aimable pour ses hôtes ; mais le courage et l'imagination lui manquaient à la fois. Pour s'inspirer elle regardait M. Arnaudeau, qui lui disait souvent bonjour quand il la rencontrait et qui ne manquait jamais de caresser Ajax ; mais M. Arnaudeau en toilette n'était plus le même. Sa redingote le gênait, ses souliers vernis lui faisaient mal aux pieds, ses gants le rendaient maladroit, et, ne sachant que faire de sa canne et de son superbe chapeau neuf, il avait fini par mettre sa canne debout entre ses genoux et par la coiffer de son chapeau, qu'il y faisait tourner pour s'occuper les mains. Il était bien incapable de venir en aide à la petite Anne, car il était encore plus embarrassé qu'elle. Anne se tournait non pas vers Mme Arnaudeau, — elle savait n'avoir rien à espérer de ce côté-là, — mais vers Sylvanie ; elle la trouvait si imposante qu'elle songeait à faire une tentative du côté d'Emmanuel. Mais là elle trouvait une barrière qui s'élevait entre eux,— une barrière de poupées cassées, de quilles perdues, de jouets brisés, de plates-bandes ravagées, de robes déchirées, d'images foulées aux pieds — souvenirs effrayants ! et la petite Anne ne disait rien.

Cependant son entrée avait interrompu la conversation engagée, si bien que tout le monde se taisait comme elle. C'est si difficile de causer quand on n'a rien à se dire ! Tout à coup la canne de M. Arnaudeau s'échappa d'entre ses genoux et tomba avec un grand fracas, entraînant le chapeau, qui s'en alla rouler aux pieds de la petite Anne. M. Arnaudeau devint cramoisi : sa femme prit un air de dignité blessée ; sa fille pinça les lèvres et détourna la tête ; et son fils fit entendre un bruyant éclat de rire. L'embarras d'Anne disparut sans qu'elle sût pourquoi. Elle sauta lestement de sa chaise, ramassa le chapeau, releva la canne, et, au lieu de les remettre à M. Arnaudeau qui avançait la main :

« Permettez, monsieur, que je vous en débarrasse », lui dit-elle.

Et elle alla mettre la canne dans un coin et le chapeau sur le piano. Quand elle revint, M. Arnaudeau l'attrapa au passage et l'embrassa.

« Une bonne petite fille ! Elle a bien grandi depuis que je ne l'avais vue !