Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous montons un non moins noir escalier, et. tout à coup Jonquet, quittait en tête, pousse un cri de surprise. Il regarde avec des yeux éblouis le magnifique spectacle qui se déroule tout autour de nous. Paris avec ses clochers, ses tours, ses dômes, son arc de triomphe; la Seine se repliant du côté de Saint Cloud les hauteurs qui dominent la ville, comme Montmartre et le mont Valérien les coteaux boisés de Sèvres, Bellevue, Meudon, Châtillon; ça et là les fabriques aux longs tuyaux, les silhouettes des roues de carriers, les maisons isolées ou groupées dans la campagne, les parcs, les routes, les sentiers, et là bas, tout là-bas à l'horizon, les lointaines collines à ̃la croupe bleuâtre; bref, tout ce paysage si varié, si riche, si harmonieux des environs de Paris se développe, s'étale, s'allonge à des profondeurs infinies. C'est une imitation de la nature telle, qu'on jurerait que c'est la nature elle-même. Le ciel est un vrai ciel, doux, voilé, mélancolique comme il l'était souvent pendant les journées d'hiver du siège. La lumière qui filtre à travers les nuages est une vraie lumière; il est impossible de voir, si elle vient du tableau lui-même, ou si le tableau la reçoit.

« Je crois que je comprends maintenant, dit Jonquet, pourquoi l'on passe par une cave avant d'arriver ici. C'est afin de trouver la lumière plus éclatante. On la voit plus brillante qu'elle n'est par la loi par la loi... Comment dirais tu cela, toi, Dugard?

Par la loi des contrastes, répond sentencieusement le philosophe ainsi interpellé.

–C'est exact, répond le touriste Châmerolles. Je me rappelle que, dans mon voyage en Italie, là lampe du wagon s'éteignit sous un tunnel. Un des voyageurs voulut allumer un cigare, et frotta sur sa botte une allumette-bougie. Je crus que c'était un éclair, tant la lueur fut vive et éblouissante. Or, vous savez tous comme moi qu'en temps ordinaire une allumette n'a rien de fulgurant.

Ta comparaison est vulgaire, dit Dugard, mais elle-est juste. Aussi on peut l'excuser.

—Ce qu'il, faut remarquer, aussi, dit mon oncle, ce sont les artifices ou'on emploie pour continuer l'effet; produit par cette arrivée mystérieuse. Regardez au-dessus de votre tète, voyez-vous cet immense parasol? La-couleur sombre rend plus vigoureuses par opposition les couleurs lumineuses du ciel. Il sert encore à autre chose. Comme il s'avance assez pour cacher le bord supérieur du-v tableau, et que le plancher de la tribune où nous sommes, cache le bord inférieur, l'œil n'a- plus, de point de repère pour apprecier eloignernent de la toile, et le regard se perd, dans une profondeur qui n'a d'autres limites que celles du paysage lui-même.

– Vous remarquerez aussi, continua mon oncle, combien la himière est égale, sans, saccades ni intermittences. D'abord, c'est qu'elle passe par des verres; dépolis qui la tamisent et lui donnent une teinte uniforme. Ensuite, grâce au parasol, nous ne voyons pas d'où elle vient aussi a-t-elle l'air de faire partie du tableau même. Mais si vous voulez, nous ne resterons pas ainsi au milieu de cette plate-forme et nous en ferons le tour. »

Si Jonquet avait été étonné quand sa tête avait émergé de l'escalier, ce fut bien autre chose quand il vit non plus les lointains, mais les premiers plans, comme dirait notre professeur de dessin. On distinguait tous les objets dans le plus grand détail canons aux reflets fauves, gabions, parapets entamés par les projectiles, sacs à terre entassés, obus éclatant, qui dans le fossé, d'où jaillit une pluie de terre et de fragments de pierre, qui dans les batteries où les affûts sont brisés, les pièces bousculées, les hommes renversés, blessés ou tués. Rien de l'armement, des travaux, des dangers, de la vie du fort n'échappe à l'œil. Des soldats roulent des pièces, et les mènent t là où le feu a besoin de redoubler d'activité; d'autres transportent de la poudre d'autres secourent des blessés ou les conduisent sur des civières à l'abri des projectiles. Ici un magasin à poudre éventré présente,un trou béant d'une effroyable vérité les poutres sont brisées et hachées, les pierres écrasées et réduites en poussière. Là il ne reste que les quatre murs d'une caserne en flammes une sombre fumée monte dans les ai rsetsemble un immense voile de deuil.

Ailleurs la défense apparaît dans toute sa vigueur. De tous les points.de l'horizon s'élèvent des fumées ce sont celles'des batteries allemandes qui prennent pour point de mire le vaillant fort d'Issy. Leurs boulets et leurs obus ont déjà fait bien des dégâts, bien des victimes. Qu'importe On réparera les premiers, on-remplacera et l'on, vengera les autres. L'ennemi envoie la mort, on la lui renvoie. Si les fumées blanches de l'horizon montrent l'ardeur des Prussiens dans l'attaque, les nombreuses fumées blanches des batteries du fort prouvent aussi qu'on ne veut pas être en reste avec eux, et que malgré leur mollesse et leur-décadence, les Français ne se rendront pas tout à fait sans combat. Un obus arrive et tue les artilleurs d'une pièce les artilleurs des pièces voisines ripostent à l'instant même et là-bas, une haute colonne de» fumée jaillissant du sommet de la colline[1] annonce qu'une explosion a lieu et que nos artilleurs ne sont pas trop maladroits, quoiqu'ils n'aient pas l'honneur d'être de la grande nation germanique.

Tout en suivant la balustrade circulaire de la plateforme, Jonquet remarquait des fragments d'obus et de boulets semés sur le talus dont la crête se terminait à nos pieds. Je le vis s'arrêter un moment, chercher quelque chose, aller un peu plus loin, chercher encore, et probablement ne pas trouver ce qu'il cherchait, car il se tourna vers nous d'un air dépité.

  1. « Des le matin du vendredi 20 janvier, l'ennemi a commencé à envoyer sur le fort des bombes partant d'une batterie de mortiers établie au Moulin de pierre et tirant pour la première fois. Le feu de cette batterie est continu jusqu'à quatre heures du soir. A ce moment un projectile parti du Point-du-Jour arrive sur la batterie en question et y fait sauter un magasin à munitions. L'explosion est considérable. Le feu de la batterie cesse. »