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LE JOURNAL DE LA JEUNESSE.

la maison, et nous étions bien à notre aise. Mais il est mort, et tout notre bonheur est parti avec lui. Ma pauvre mère s’est mise à demander de l’ouvrage de porte en porte, et c’est tout au plus si elle pouvait gagner notre pain. Je restais seule tout le long du jour ; je m’ennuyais beaucoup quand j’avais fini le ménage et que je m’étais fatigué les bras à frotter nos meubles pour les laire reluire, et j’aurais bien voulu être grande pour aller en journée, moi aussi. J’avais sept ans, et je ne savais rien faire que tricoter. Un matin que je passais devant la porte de la mère Gillette, je l’ai entendue qui disait à son mari :

« Voilà l’hiver qui vient, et tous nos bas sont usés : il en faudra pour toute la maisonnée, et avec la vendange et tout le reste de l’ouvrage je n’aurai jamais le temps de les tricoter ; je donnerais bien dix sous par paire pour en être débarrassée. » Moi, j’ai eu une idée : je me suis approchée ; mon cœur sautait si fort que j’ai eu de la peine à lui dire : « Si vous voulez, la Gillette, je tricoterai vos bas. » Elle m’a regardée : « Est-ce que tu tricotes bien ? — Oh ! oui ! vous allez voir. » J’ai couru chercher mon dernier bas, et pendant qu’elle l’examinait, je priais le bon Dieu de faire qu’elle le trouvât bien. Enfin elle m’a dit : « Allons, ce n’est pas mal, tu ne tricotes pas trop serré et tu ne laisses pas échapper de mailles, la jambe est bien faite et le talon d’une bonne largeur. Entre chez moi, je vais te donner de la laine, et tu auras dix sous pour chaque paire de bas, à mesure que tu me les rapporteras. » J’étais bien contente : mais voilà que son mari lui dit : a Es-tu bien sûre qu’elle n’en gardera pas pour elle, de la laine ? » Cela m’a fait un tel chagrin, de penser qu’on pouvait avoir cette idée-là de moi, que je suis devenue toute rouge et que je me suis mise à pleurer ; et je lui ai dit : « Oh ! père Maurice, j’ai passé bien des fois le long de votre haie : il y avait des branches de vos pommiers qui pendaient en dehors toutes chargées de pommes mûres, et je n’en ai jamais pris seulement une piquée, et pourtant j’avais souvent bien faim ! » Comme c’est un brave homme, il a été fàché de m’avoir fait de la peine ; il a été lui-même dans son grenier chercher un panier de ses plus belles pommes, qu’on venait de cueillir, et il m’en a rempli mon tablier ; et nous avons toujours été bons amis depuis. J’ai tant travaillé que le surlendemain soir j’avais fini ma paire de bas. J’avais bien un peu mal au dos, mais cela ne faisait rien, j’étais contente tout de même, et je suis rentrée à la maison avec mes dix sous, juste comme ma mère arrivait de sa journée. Je lui ai donné mon argent, l’argent que j’avais gagné ; elle m’a embrassée, elle pleurait, et elle m’a dit que c’était sa première joie depuis qu’elle était veuve. Tu penses si j’étais heureuse ! Nous sommes un peu moins pauvres à présent, et elle dit que c’est moi qui en suis cause, parce que je tricote pour tout le monde dans le village. Mais à quoi penses-tu donc ? te voilà tout triste !

— Je pense, répondit Ambroise, que tu avais sept ans, que tu étais toute petite, et que tu as eu le cœur de travailler pour aider ta mère, tandis que moi qui ai douze ans, je n’ai jamais rien fait et je n’ai été utile à personne. Aussi on t’aime, et personne ne m’aime moi : c’est bien fait !

— Je t’aimerai, moi, si tu veux ; et puis si tu n’as rien fait jusqu’à présent, voilà que tu te mets à travailler pour ton père. Allons, ne perdons pas notre temps ; depuis que je suis là tu ne joues plus tes airs.

Ambroise reprit son violon, et au bout d’un instant il avait oublié Véronique. Il fredonnait son air tout en frottant ses cordes : ce qu’il produisait commençait à ressembler à quelque chose. Une heure se passa : tout à coup Véronique l’interrompit avec un cri joyeux :

« C’est cela ! tu y es ! joue encore. la, la, la la la la, la la la la, la la la la la, la, c’est comme quand on va en avant deux : j’ai entendu cet air-là au préveil de Nesmy. »

Et Véronique, jetant son tricot, se dressa à l’entrée de la grotte, relevant sa petite jupe de ses deux mains, et sautant légèrement, allant en avant, en arrière, pendant qu’Ambroise lui faisait vis-à-vis, sans cesser de jouer avec animation les huit premières mesures d’une contredanse.

Quand ils furent tous les deux hors d’haleine, la petite fille se laissa tomber sur l’herbe en riant.

« Vois-tu, dit-elle à Ambroise, tu fais de bien plus belles choses que moi ; ma mère m’avait appris à tricoter, et toi, tu trouves tout seul la manière de jouer du violon. Je te dis que tu es un grand musicien !

— Mais ce n’est pas tout, cela ! une contredanse, c’est bien plus long ; je n’en sais encore qu’un petit