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LE JOURNAL DE LA JEUNESSE.

s’était senti attristé d’entendre sa mère reprocher à son père, qu’il aimait, l’accident qui le jetait sur un lit, à charge aux autres et incapable de gagner de l’argent ; il avait pensé en lui-même que le pauvre homme était bien assez puni, sans qu’on vînt encore le tourmenter. Le médecin espérait que Julien Tarnaud serait guéri pour Pâques : oui, mais il n’en était pas sûr : et s’il n’était pas guéri, comme on allait le rendre malheureux, ce pauvre père ! « Oh ! si je savais jouer du violon ! je le remplacerais, et l’on n’aurait plus rien à lui dire, avait pensé l’enfant. Mon Dieu ! que je suis donc malheureux de ne pas savoir jouer du violon !

» Mais est-ce bien difficile à apprendre ? Si j’essayais ? J’ai si souvent regardé le père, et je sais tous ses airs par cœur ; je m’amuse à les chanter quand je suis tout seul bien loin dans les champs et qu’on ne peut pas m’entendre. Je veux essayer ! »

Et Ambroise, qui n’avait de sa vie entrepris aucun travail, se mit dans l’esprit de devenir violoniste à lui seul. Il profita d’un moment où le malade était endormi et où sa mère était sortie, pour ouvrir l’armoire et y prendre le violon ; puis il se mit à courir de toutes ses jambes jusqu’à ce qu’il fùt hors de vue. Il connaissait la grotte, et il résolut de venir y cacher ses essais musicaux, parce que c’était un lieu désert et qu’il n’y courait pas risque d’être entendu. Il y resta jusqu’au soir. Quand il rentra au logis, il était fatigué de tout le corps comme s’il eût reçu des coups de bâton ; mais il était fier et content ; car, s’il n’avait pas encore trouvé l’air qu’il cherchait, du moins il faisait beaucoup d’autres notes que celles que donnaient les quatre cordes, et qui l’avaient tant réjoui d’abord.

Il n’est pas besoin de dire qu’il retourna à la grotte, le lendemain et les jours suivants. Le matin il aidait sa mère à faire le ménage, et elle s’étonnait de le trouver bon à quelque chose. Mais dès que tout était en ordre à la maison, que la Tarnaude était occupée à son ouvrage et Louis aux champs, Ambroise s’esquivait sans bruit, et à mesure qu’il marchait, il se sentait plus léger et plus libre ; il lui semblait être sur le chemin du paradis. Il arrivait à la grotte, il prenait son violon ; il chantait l’air qu’il aurait voulu jouer, et il essayait d’en reproduire les sons avec son archet et ses doigts. Quelquefois il croyait y être, et le cœur lui battait de bonheur ; mais il manquait toujours quelque chose à son air, et le pauvre enfant, épuisé, rouge et tout en sueur malgré le froid, se dépitait et pleurait à chaudes larmes. Puis quand il avait bien pleuré en se répétant avec désespoir : Je ne pourrai jamais ! une voix secrète lui disait au fond du cœur : Essaye encore ! Et il reprenait son violon et recommençait ses tentatives. Au bout de quinze jours il n’était guère plus avancé qu’au commencement ; et pourtant Julien Tarnaud ne prenait pas le chemin d’être guéri à Pâques. Sa jambe se remettait ; mais il avait attrapé un mauvais rhume dans cette nuit qu’il avait passée couché sur la route après s’être échauffé à boire et à faire danser ; puis la fièvre de printemps l’avait pris, et il était jaune et maigre à faire pitié dans ce lit d’où il ne pouvait sortir. Il y avait donc toute apparence que les préveils de Pâques ne grossiraient point du tout la bourse de la Tarnaude. Elle le prévoyait déjà, et s’en prenait d’avance à son mari, ce qui n’aidait pas le pauvre homme à se guérir.

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CHAPITRE VI

Premier public d’un jeune artiste.

Or, un matin qu’Ambroise Tarnaud s’évertuait de plus belle sur le violon paternel dans sa grotte des bords de l’Yon, il lui sembla tout à coup que le ciel s’obscurcissait. Il leva les yeux, regarda vers l’entrée de la grotte. et le violon faillit lui tomber des mains.

Ce n’était pas un nuage qui avait passé entre le soleil et lui, c’était une ombre, et cette ombre appartenait à un corps, le corps menu d’une fillette d’environ dix ans. Elle était là, debout à l’entrée de la grotte, son tricot à la main comme une vraie fille de la Vendée, et très-pittoresque avec son jupon court, ses pieds nus, son fichu à carreaux rouges croisé sur sa poitrine, et sa coiffe mise sans aucune coquetterie sur ses cheveux ébouriffés qui brillaient au soleil comme s’ils eussent voulu lui faire une auréole. Elle écoutait, bouche béante, le concert qu’Ambroise lui donnait sans le savoir et sans le vouloir. Il le voulait même si peu que, cédant à son premier mouvement, il s’avança furieux vers la petite fille en lui criant :

« Que veux-tu, toi ?

J’écoutais, répondit-elle simplement. C’est-il défendu ? alors je vais m’en aller. Je ne voulais pas vous gêner : mais c’était si beau ! »

Ambroise se radoucit.

« Comment t’appelles-tu ?

— Je m’appelle Véronique, et je suis la fille a la