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l'ouvrage d'un homme, et l'héritage pouvait bien se passer des soins de Julien Tarnaud. D'ailleurs on lui pardonnait sa fainéantise à l'égard du labourage, vu qu'il gagnait gros avec son violon, l'hiver aux noces et l'été aux préveils, qui sont les fêtes des villages, qu'on appelle dans d'autres pays assemblées, pardons, ducasses ou kermesses. La Tarnaude n'avait qu'un souci, la conscription, qui menaçait de lui enlever son laboureur dans quatre ans ; et il n'y avait pas à songer à le faire remplacer par le petit Ambroise ; celui-ci ne serait jamais, disait sa mère, capable de gagner le pain qu'il mangeait. Il avait toujours été chétif, maigre, pâle et pas du tout « flatteur » pour l'amour-propre de sa mère, qui lui en voulait comme si c'eût été sa faute. Elle oubliait qu'elle l'avait sevré dès trois mois pour prendre un nourrisson de la ville, et que la soupe aux choux dont elle l'avait nourri n'avait pas dû lui faire le même bien que le lait maternel ; elle oubliait aussi qu'elle l'avait laissé longtemps couché dans son berceau, puis assis et immobile dans sa petite chaise au coin de la cheminée, et que ce n'était pas le moyen de le fortifier. Au bout de tout cela, le pauvre enfant était devenu encore plus malingre, ses jambes s'étaient nouées, et pendant plusieurs années il était resté boiteux. A force de garder la maison et de ne respirer d'autre air que celui de la cour pavée d'ajoncs moisis, avec la mare d'un côté et le toit à porcs de l'autre, Ambroise avait pris la fièvre, et l'avait gardée si longtemps, qu'à douze ans qu'il avait il en paraissait à peine neuf, quoique ses jambes se fussent redressées el raffermies. On ne pouvait songer à lui mettre un outil dans les mains ; on lui donnait quelquefois une planche de légumes à sarcler, heureux quand ce travail ne lui rendait pas la fièvre dont il avait eu tant de peine à se débarrasser. On le laissait donc libre d'aller où il voulait. Il serait bien allé à l'école, car il avait du chagrin de ne pas savoir lire ; mais la mère Tarnaud avait déclaré qu'il était inutile de faire cette dépense pour un garçon qui ne vivrait pas. Il avait l'air de ne se soucier de rien, et s'en allait à travers champs les bras ballants.

Depuis qu'il ne boitait plus, il partait souvent dès le matin et ne revenait que le soir. Il ne répondait jamais rien aux taloches de sa mère, ni aux moqueries de son frère Louis, fier de sa force et de ses bons bras. Mais quand le ménétrier accordait son violon et prenait son archet, vite Ambroise quittait sa place et se glissait tout près de son père; ses grands yeux bleu pâle s'animaient, et il restait là debout, immobile et retenant son haleine, tant que l'instrument rendait un son.

Julien avait voulu un jour lui mettre le violon dans les mains et lui montrer la manière de tenir l'archet ; mais sa femme s'y était opposée, disant que c'était bien assez d'un dans la famille à faire ce métier-là, et qu'elle ne voulait pas que l'enfant devînt un coureur de cabarets comme son père. Julien avait baissé le nez, selon sa coutume, et remis le violon dans son sac de serge verte ; il voulait la paix à la maison, et sa femme trouvait toujours assez de sujets de crier sans qu'il lui en fournît un de plus. Ambroise n'apprit donc pas à jouer du violon, mais il ne manqua jamais de rester auprès de son père quand il en jouait.


CHAPITRE IV


La visite du médecin.


C'était à peine si l'on s'était aperçu à la Sapinière de la disparition d'Ambroise ; on ne s'en serait même pas aperçu du tout, tant la dispute était vive, s'il n'avait pas laissé entre-bàllée la porte de la cour, par où il s'était glissé dehors. Toutes les bêtes affamées qui criaient après leur grain, voyant cette porte s'entr'ouvrir, étaient accourues au-devant de la mère Tarnaud, qui, d'après leur intelligence de volatiles, ne pouvait manquer d'y apparaître, puisant à pleines mains le blé noir dans son tablier. Et comme, au lieu de la mère Tarnaud, Ambroise seul s'était montré, et qu'il avait traversé la cour et enjambé l'échalier pour rattraper la grande route sans faire la moindre attention aux habitants de la basse-cour, ceux-ci, déçus dans leur attente, s'étaient rapprochés avec impatience de la porte, où les plus hardis avaient hasardé quelques coups de bec. Même Jarguet, un petit coq blanc, le favori de la Tarnaude, s'était insinué par la porte entr'ouverte avec un cocorico triomphant ; et naturellement ses poules l'avaient suivi : si bien que la Tarnaude avait fini par être distraite de sa colère par les réclamations de ses volailles.

« Allons ! s'était-elle écriée, parce qu'un ivrogne s'est laissé choir, ce n'est pas une raison pour que de pauvres bêtes meurent de faim ! »

Et elle était sortie majestueusement, entraînant après elle toute la gent emplumée, à qui elle distribua une provende plus abondante que de coutume, pour la dédommager d'avoir attendu. Elle jetait le grain à pleines poignées, adressant des paroles caressantes à telle ou telle grande pondeuse ou bonne couveuse,