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de docks et d'entrepôts construits en bois.— tous les hôtels et toutes les bar-rooms ouverts et pleins de monde. Partout on entendait le choc des billes dans les salles de billard, et nous ne fûmes pas plus tôt à terre que nous apprîmes que, le soir, les théâtres seraient ouverts.

Le port offrait un spectacle des plus animés. Les quais et les rues fourmillaient de monde. Ici, des parents ou des amis accouraient pour recevoir les voyageurs attendus d’Europe; là, des foules joyeuses profitaient du dimanche pour faire des excursions à Oaklands et sur divers autres points de cette rade, la plus vaste du monde. Le mouvement et le bruit étaient tels, qu’on pouvait à peine s’y reconnaître. Le grondement d’innombrables omnibus, camions, voitures et chariots de toute espèce, roulant sur les routes pavées en bois, était assourdissant; et, pour mettre le comble à ce tumulte, on entendait de tous côtés le sifflet strident des bateaux à vapeur, le claquement des fouets, les jurons des conducteurs, le hennissement des chevaux, les cris des porteurs et des garçons d’hôtel: bref, une tempête de bruits dont on ne peut se faire une idée si l’on ne s’est trouvé jeté, au moins une fois, dans une pareille Babel.

Après un pugilat sérieux, soutenu pour la possession de nos bagages contre les représentants des divers hôtels,—où figuraient côte à côte un Irlandais à la figure sale et aux vêtements plus sales encore, un lourd enfant de l’Allemagne, dont la seule chance d’attirer l’attention était son énorme stature, un agile et bouillant Français, et un regular New York tout[1] avec ses boutons de faux diamants et son énorme chaîne de similor,—nous nous trouvâmes enfin, mon ami et moi, dans l’omnibus d’un modeste hôtel situé dans l’une des rues qui débouchent à angle droit sur l’artère principale de la cité, la Montgomery Street. Nous eûmes le bonheur peu ordinaire, une fois assis, de nous retrouver en possession de tout notre bagage, plus une cinquantaine de cartes d’hôtel dont on avait bourré nos poches.

La vie n’est pas chère à San-Francisco. Le vivre et le logement n’y coûtent pas, et cela dans les meilleurs hôtels, plus de trois dollars (16 fr. 25 c.) par jour. Il y a des salons pour les fumeurs, des salles de billard, des salles de lecture tenues sur le pied le plus somptueux, et une foule d’arrangements qui nous rappellent bien plutôt nos clubs (cercles) que nos hôtels, ces affreux hôtels où le voyageur n’a pour se distraire que la contemplation d’un vieux et lourd mobilier d’acajou, un indicateur des chemins de fer vieux de trois mois, une table à écrire qui semble disposée pour ôter au voyageur découragé l’envie de s’en servir, et quelque vieux livre, sale et jauni, qui a toute l’apparence de n’avoir jamais été ouvert.

Il y a aux États-Unis quelques coutumes très-singulières. L’une d’elles est le free lunch. Voici en quoi il consiste. Un prix fixe est demandé dans certains bars ou restaurants pour une boisson quelconque, et, lorsqu’il s’agit de spiritueux, la bouteille et un verre sont placés devant le consommateur, qui prend ce qu’il veut, sans que personne regarde à la quantité. Une collation ou lunch est toujours servie, et, comme pour les boissons, on compte naturellement que le consommateur en usera avec discrétion. On doit présumer que la consommation moyenne reste dans les bornes du prix demandé, car, s’il en était autrement, les propriétaires de ces établissements en seraient bientôt réduits à fermer boutique; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la coutume du free lunch tend à entretenir dans la paresse une armée de loafers (fainéants, vagabonds), qui, ayant chacun de quoi payer son bit ou son quarter dollar (65 centimes ou 1 fr. 35 c.), se gorgent, comme le boa constrictor, de façon à pouvoir attendre le jour suivant. Quand ces pratiques-là sont une fois connues, on s’arrange pour leur administrer, à leur insu, une bonne purgation, ce qui leur apprend à se montrer un peu plus réservés dans leurs visites.

Il y a fort peu de villes aussi grandes qui soient plus vivantes et plus gaies que Frisco.[2] La ville elle-même est composée de trois parties principales. La plus basse, au bord de l’eau, est la partie commerçante de la cité, et, à l’exception de l’inévitable bar-room qu’on rencontre à chaque pas, elle est entièrement occupée par d’immenses entrepôts et des magasins de gros. Les quais et la partie du port qui les avoisine sont couverts de navires venus de toutes les parties du monde, et la vue de cette rade immense est vraiment magnifique. La partie centrale est, pour toute la côte nord du Pacifique, le rendez-vous du monde fashionable. Elle se compose de Montgomery-Street et des rues avoisinantes, et la description la plus exacte qu’on en puisse faire consiste à dire qu’elle tient à la fois du quartier du Strand et de celui de Regent-Street, à Londres. C’est dans cette partie de la ville que se trouvent les principaux hôtels, les beaux magasins et les théâtres; c’est là que se fait admirer la fleur du beau monde, et que les dames se distinguent par l’exagération des modes parisiennes de l’année précédente. Les voitures légères et les beaux attelages ne font qu’aller et venir entre cette partie de la ville et la partie supérieure. Cette dernière, où se trouvent les villas des résidents riches, s’étend jusqu’au pied des collines de sable, qu’elle transforme peu à peu en Élysées parsemés de maisons jolies comme des bonbonnières.

Les rues ont toute l’animation que donne le commerce le plus actif, et fourmillent de monde appar--

  1. Les touts ou touters sont les commissionnaires qui se trouvent l'arrivée des trains ou bateaux pour recommander les hôtels aux voyageurs.
  2. C'est le nom que les habitants donnent, par abréviation, à San-Francisco.