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DANS L’EXTREME FAR WEST

AVENTURES D’UN ÉMIGRANT DANS LA COLOMBIE ANGLAISE

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CHAPITRE II

SAN-FRANCISCO

L’emplacement où s’élève aujourd’hui la ville de San-Francisco n’offrait, avant l’année 1849, un spectacle digne d’admiration ni à l’amant de la nature ni au chercheur de nouvelles relations commerciales.

Une moitié de cet emplacement était alors occupée par les basses eaux de la baie, et l’autre moitié n’était qu’un amas de collines de sable presque absolument dénuées de végétation. Les pères de la mission de Dolorès et quelques colons et pêcheurs éparpillés dans le voisinage formaient toute la population. Il eût été difficile de trouver sur la surface du globe un lieu plus paisible et ayant plus complètement l’apparence de devoir rester indéfiniment ce qu’il était.

Telle est cependant la magique puissance d’attraction que l’or exerce sur les hommes, qu’à la fin de la susdite année, où commença l’immigration des chercheurs d’or, il ne pouvait pas y avoir moins de quatre-vingt mille personnes réunies sur la plage où s’élève maintenant la métropole du Pacifique septentrional. La rade, dont les eaux n’avaient jusque-là porté aucun bâtiment plus lourd que le canot de l’Indien ou le bateau du pêcheur, fut soudain couverte de vaisseaux de toutes les nations du monde, et couverte pour longtemps ; car de longs mois s’écoulèrent avant que la plupart de ces navires pussent repartir, vu l’impossibilité absolue de retenir les équipages qui les avaient amenés ou d’en trouver d’autres pour le retour. Parmi les vieux forty-niners (immigrants de 1849), comme s’appellent avec fierté ceux des anciens pionniers qui restent encore, il est curieux de noter le grand nombre de ceux dont les bras tatoués indiquent quelle fut autrefois leur profession. Cette année 1849 vit donc une multitude de tentes blanchir à perte de vue les rivages de la baie, et bientôt s’élevèrent, avec une rapidité qui tenait du prodige, d’immenses hôtels, des magasins, des bâtiments de toute espèce, uniformément construits en bois.

Vraiment, l’énergie déployée par ceux qui ont bâti cette ville et surmonté les obstacles naturels qu’offre sa position, est merveilleuse. Nulle autre cité d’une grandeur et d’une importance comparable (Melbourne exceptée peut-être) ne s’est élevée dans le court espace de vingt ans. Les collines de sable ont été littéralement chargées à la pelle dans des tombereaux et portées à la mer, de sorte qu’en même temps qu’on gagnait sur la terre l’emplacement occupé par la colline, on gagnait sur la mer un emplacement correspondant, rempli par la colline qu’on y jetait. Aujourd’hui même, la partie basse de la ville est entièrement bâtie sur pilotis, et le sous-sol des maisons, qui faisait autrefois partie de la baie, est maintenant complètement à sec, grâce à ce travail continu d’empiétement sur la mer. Il sert d’habitation à des milliers de rats, de chiens et de porcs, qui, les épluchures et ordures de toutes sortes ne manquant jamais, semblent vivre dans la plus heureuse abondance et la plus parfaite tranquillité. On ne peut, en visitant ce quartier de la ville, s’empêcher de se féliciter que le choléra soit inconnu sur la côte du Pacifique.

Il n’est pas étonnant qu’un lieu exerçant de si puissantes séductions sur les chercheurs d’or ait été, dès l’origine, le rendez-vous des coquins les plus audacieux du monde entier. Le revolver et le « bowie-knife » (sorte de long couteau-poignard) commençaient les querelles et les terminaient, et la justice, rendue du reste par les agresseurs, n’était qu’une cruelle dérision.

Les choses en arrivèrent à ce point que, quatre ou cinq ans plus tard, les plus honnêtes parmi les habitants de la ville se dirent qu’après tout il fallait, pour produire une réaction suffisante, avoir recours aux mesures extrêmes, et, partant de ce principe que la fin justifie les moyens, l’administration de la justice fut enlevée aux autorités régulières et confiée à un Comité de vigilance choisi parmi les citoyens. Tous les suspects reçurent l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures, sous peine de mort s’ils s’avisaient de reparaître, et tous ceux contre lesquels s’élevèrent les moindres preuves de vol ou de crimes plus noirs, furent immédiatement exécutés conformément à la procédure sommaire de la Lynch Law (loi de Lynch).[1] Parmi ceux dont on se débarrassa ainsi se trouvait un des juges du district, qui fut convaincu d’avoir fait partie d’une bande de voleurs et d’assassins.

Ces mesures terribles eurent bientôt l’effet désiré, et — quoiqu’il y ait lieu de craindre que bien des innocents aient été sacrifiés, — la ville est peu à peu devenue aussi sûre que la plupart des autres villes du monde. Toutefois, il faut convenir qu’au point de vue des mœurs il y règne une liberté qui trop souvent touche à la licence.

Ce fut un dimanche que nous entrâmes dans le port, et nous nous attendions en conséquence à y voir régner un calme religieux ; nous fûmes donc très surpris de voir, du pont du navire qui longeait les quais, sur lesquels s’élevaient de longues rangées de

  1. Cette loi, ou plutôt. cette coutume sauvage, n’est que l’application par la collectivité du droit primitif de défense individuelle. À défaut de tribunal, le peuple s’assemble, constate le flagrant délit et pend le coupable sans autre forme de procès. Il n’est pas rare que, dans les pays nouvellement occupés, on soit obligé d’avoir recours à cette justice sommaire.