Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une minute de plus ; il y a là un député qui m’attend, il m’a promis un bureau de tabac pour un de mes neveux qui a été tué en Afrique. Vous concevez que je ne puis pas le laisser se morfondre, ce député. Bien obligé, ne vous dérangez pas ; je connais le chemin. Je sors vraiment charmé de cette petite fête de famille ! »

Il disparut enfin. Les deux élèves de Mademoiselle se remirent au travail avec d’autant plus d’application, que Mademoiselle ne devait pas tarder à arriver. Au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit toute grande avec une lenteur solennelle, et le collégien annonça avec emphase : « La reine de Saba ! » Puis il s’effaça discrètement, comme un domestique bien appris.

Mademoiselle, ainsi annoncée sans le savoir, entra au bout d’une minute, et fut fort surprise de l’air effaré de ses deux élèves.

On entendit tout à coup au fond du jardin des cris de toute sorte : aboiements de chiens, clameurs de poules effarouchées, gloussements de dindons et fanfares de pintades. Toute la basse-cour était en révolution. Mademoiselle, comme frappée d’un trait de lumière, demanda à Marguerite : « Est-ce que monsieur Charles est dans la maison ?

— Oui, mademoiselle.

— Il est venu dans cette salle ?

— Oui, mademoiselle. »

Le nez de Mademoiselle se pinça (signe de mécontentement), et elle déclara d’un ton sec que maintenant elle comprenait tout.

« On voit bien que maman ne peut pas descendre, dit Marguerite pour expliquer ce qui s’était passé. Il n’écoute qu’elle. Ah ! mon Dieu ! il va affoler toute la basse-cour, réveiller mon petit frère, et donner la migraine à maman. »

Tout à coup, les animaux cessèrent de crier, et l’on entendit dans le jardin le bruit d’une discussion, suivie d’une rixe. Thorillon, champion chevaleresque du repos de Madame, venait de vaincre Charles en combat singulier et l’expulsait ignominieusement du jardin. Thorillon rentra dans les bureaux en rajustant le collet de sa veste, tout fier de sa victoire, et secouant la tête d’un air menaçant. Quant à Charles, toute sa jactance était tombée, et, debout dans un coin, il boudait d’un air hargneux, en attendant sa mère pour partir.

Thorillon, faute de connaître l’histoire, et d’y avoir lu les exemples de magnanimité des héros vainqueurs de l’antiquité et des temps modernes, se laissa monter la tête par son récent triomphe et par les applaudissements des commis. Il montrait de temps à autre à la fenêtre sa face blafarde et sa chevelure rougeâtre. Il demandait à Charles s’il avait bien son affaire, et si, par hasard, il ne lui en faudrait pas encore autant.

Quand sa mère le prit en passant, Charles la suivit comme un roquet battu. Mais une fois dans la rue, et hors des atteintes du terrible Thorillon, il montra le poing à la maison, d’un air menaçant. La bonne dame fut si scandalisée et si effrayée de cet acte inouï, qu’elle prit sur elle de gronder son fils. Il s’en vengea en disparaissant à certains coins de rue, pour reparaître plus loin après avoir fait un détour, en faisant allusion chaque fois à quelqu’un qui en avait assez de la vie, et qui, pour attraper certaines gens, ne serait pas éloigné d’aller se jeter dans la Louette.

À mesure cependant qu’il approchait de la maison paternelle, le vaurien diminuait la durée de ses excursions, et quand il y arriva, il avait toute l’apparence extérieure d’un bon fils, bien obéissant, qui marche depuis des heures à côté de sa mère, et ne l’a pas quittée d’un seul pas.


CHAPITRE IV


Mme  Defert étonne et réjouit l’oncle Jean.


Mme  Defert était une demoiselle Salmon. La dynastie des Salmon était presque aussi célèbre à Châtillon que celle des Defert, mais à des titres différents. Les Defert représentaient la grande industrie. Les deux frères de M. Defert exploitaient, sous la raison sociale Defert frères et Cie, de grands ateliers de construction, à Labridun. Les Salmon représentaient la petite propriété, on peut même dire la très-petite propriété. Les biens médiocres de la famille, en se divisant, étaient devenus si peu de chose, que chacun des Salmon avait dû recourir au travail pour nourrir sa famille. Le père de Mme Defert avait été receveur municipal à Châtillon. Son oncle Jean, tout jeune, s’était engagé dans un régiment de lanciers, d’où il était passé dans les chasseurs d’Afrique. Il avait pris sa retraite avec le grade de capitaine et demeurait à Châtillon. Mme  Defert avait encore deux tantes, vieilles demoiselles qui habitaient une petite ville des environs, et qu’on ne voyait jamais. Elles vivaient ensemble, avec la plus