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lettres son admiration pour ses camarades, qu’il avait trouvés un peu mous et un peu vulgaires quand ils menaient la vie de garnison. Et encore il n’osait pas tout dire, il craignait d’effrayer et d’attrister sa mère en lui peignant les dures épreuves qu’il subissait héroïquement comme les autres.

Si quelquefois l’aspect morne et désolé des plaines de la Beauce le rendait malgré lui triste et pensif, si les nuages lourds et bas d’un ciel d’hiver plein de menaces pesaient malgré lui sur sa pensée, dans les longues marches dont rien ne faisait prévoir la fin, il secouait bien vite le poids de sa tristesse en se disant : « C’est pour cela que je suis venu, mon sacrifice est fait ; le pis qui puisse m’arriver, c’est de rester ici, et j’ai prévu tout cela en venant. »

D’ailleurs, comme sergent, il avait à remplir envers ses hommes des devoirs incessants ; il fallait payer d’exemple, les empêcher de se décourager, s’ingénier pour trouver ce qui leur était nécessaire dans un pays épuisé. Jean tenait de sa mère le don précieux de la parole. Son bon cœur, son tact et son vif sentiment du devoir lui faisaient trouver ce qu’il y avait de mieux à dire en toute circonstance.

Le meilleur remède contre le découragement, c’est la nécessité d’encourager les autres. Jean en faisait l’épreuve tous les jours. Comment se serait-il apitoyé sur lui-même, n’ayant pas une minute pour songer à lui ? Les longues marches silencieuses à travers les obstacles de toute espèce sont, de toutes les épreuves de la guerre, la plus dangereuse peut-être. L’âme attristée s’abandonne et se replie sur elle-même, et si, par malheur, elle arrive à se faire un triste plaisir de la contemplation de sa souffrance, les souvenirs du passé rendus à la fois plus doux et plus déchirants par le contraste l’assaillent en foule, l’énervent, et, la trouvant sans défense, la remplissent de regrets stériles et de désirs insensés. C’est alors que le soldat est pris du mal du pays, perd toute espérance de revoir son toit et ses parents, se couche le long d’une haie et attend, avec une résignation farouche, que l’ennemi vienne le prendre ou le tuer.

Jean qui avait passé par ces épreuves, et qui, grâce à son éducation et à l’énergie de sa volonté, en était sorti triomphant, les redoutait pour ses hommes.

« Allons, mon vieux, disait-il un jour à un soldat qui s’était assis dans la neige ; allons, tu ne peux pas rester là ; le sommeil te prendrait, tu ne retrouverais plus ton chemin, tu te ferais prendre.

— Sergent, c’est fini, je ne puis plus faire un pas.

— Essaye, nous allons t’aider.

— C’est impossible.

— Impossible ! c’est toi qui dis cela ! un homme comme toi ! Allons, donne-moi la main. C’est un effort à faire et un mauvais moment à passer ; dans une demi-heure, tu riras de toi-même. Tu as vu la fin de la journée d’hier, pourquoi ne verrais-tu pas la fin de celle d’aujourd’hui ? Tu souffres ! nous aussi ! Tu regrettes ton village ! Bon moyen de le revoir que de te faire prendre comme un lièvre par les maraudeurs ennemis. Tu le reverras ton pays, et tu y danseras encore plus d’une fois. Quels yeux ils ouvriront là-bas, quand tu leur raconteras ce que tu as fait et ce que tu as souffert ! Allons, c’est dit, lève-toi ! »

Le soldat se leva presque malgré lui, subjugué par l’ascendant d’une âme supérieure à la sienne.

Cette scène se renouvelait souvent, et, grâce au jeune sergent, bien des hommes revirent la fumée du toit paternel, ou moururent d’une mort honorable dans une bataille, au lieu de mourir de faim, de lassitude et de misère dans un fossé.

Le régiment perdait tant d’officiers que Jean fut bientôt sous-lieutenant. « C’est un vrai officier, disait le troisième Loret dans une de ses lettres, et un joli camarade aussi. On voit bien que l’instruction est bonne à quelque chose ; dites bien cela à nos petits frères. M. Jean sait le métier comme s’il n’avait jamais fait autre chose. Le colonel dit qu’il a des idées et que c’est grand dommage qu’il ne soit pas pour rester troupier toute sa vie. Il a une manière à lui de faire marcher les hommes. Pourtant il ne jure pas et ne se met jamais en colère ; mais il ne plaisante pas non plus, et quand il a dit : « Il le faut, il n’y a plus à répliquer. On l’aime cependant et l’on a grande confiance en lui ; ce n’est pas lui qui mangerait ou se coucherait sans savoir si ses hommes ont tout ce qu’il leur faut. Quand il faut charger, et cela nous arrive souvent, il s’en va là comme d’autres vont à la parade, la tête bien droite, avec des mots gentils qu’il sait trouver pour enlever le pauvre monde. Et vraiment, le pauvre monde a quelquefois grand besoin d’être enlevé. À peine sous-lieutenant, voilà qu’il est question de le faire lieutenant, parce qu’il a dépisté et pris, avec quelques bons garçons, un des gros bonnets de l’autre armée.

» Je l’ai vu passer, pas bien fier, le gros bonnet ; je ne sais pas le grade, parce que chez eux on se cache d’être général avec autant d’empressement que l’on s’en vante chez nous. Tout ce que j’ai vu, c’est qu’il avait de grosses tresses sur les épaules. »