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Comme il se baissait pour le ramasser une troisième fois, le prévôt mit le pied dessus.

« C’est jugé, dit-il sèchement à Bouilleron ; tu peux grincer des dents tant que tu voudras, c’est toi qui as perdu. Tu n’es pas de force, et il est bien heureux pour toi que ce petit-là soit assez gentil pour se contenter du fleuret. C’est à Paris que tu as étudié ? demanda-t-il à Jean.

— Non, en province.

— Est-ce que tu sais manœuvrer le sabre aussi bien que l’épée ?

— Je crois que oui, répondit Jean en souriant. J’ai même un peu appris à jouer de la lance.

— Complet ! dit le prévôt. Tu feras de ma part des compliments à ton maître. » Et il lui fit un salut avec le fleuret qu’il avait ramassé.

Bouilleron quitta la salle d’armes avec l’entrain d’un chien qui vient d’être battu ; ce qui ne l’empêcha pas de toiser Jean au passage et de lui dire : « N’importe, ça tient toujours !

— Comme vous voudrez.

— Il n’osera plus, » dit le prévôt à Jean lorsque son adversaire eut fermé la porte.

La conduite de Jean dans cette affaire lui concilia toutes les sympathies. Les troupiers l’avaient d’abord trouvé un peu « fils de famille ». Mais quand ils surent que c’était un tireur de première force et qu’ils le virent en même temps si poli, ils prirent avec lui un ton presque respectueux, comme s’il eût été un homme mûr et un officier. L’arrivée des Loret et ce qu’ils dirent de Jean et de sa famille acheva de le rendre populaire.

Quand Camille Loret apprit qu’un certain Bouilleron avait osé provoquer « Monsieur Jean », il se le fit montrer, pour se donner, disait-il, le plaisir de voir de près « une brute renforcée ». Il alla le regarder sous le nez avec une telle insistance que l’autre, tout rodomont qu’il était, perdit contenance. L’adresse de Jean lui avait donné à réfléchir ; il savait aussi que Camille était maître d’armes. Quand Camille l’eut bien toisé de la tête aux pieds, et des pieds à la tête, il dit à haute et intelligible voix : « Voilà-t-il pas un joli coco ! »

Il est à croire que le joli coco ne trouva dans cette sommaire appréciation de sa personne rien de diffamatoire, car il tourna le dos sans demander raison. Les deux autres Loret étaient aussi animés que leur frère, et jamais Bouilleron ne sut combien il avait été près d’être berné aussi piteusement que Sancho Pança le fut dans la cour de l’hôtellerie.

Heureusement, Jean, que l’on n’avait pas mis dans le secret, découvrit par hasard le complot. Il désapprouva l’idée et parla à Camille Loret. « Il croira que j’ai peur de lui et que je vous mets en avant pour l’intimider. » Camille se rendit à ses raisons, mais comme compensation il se donna le passe-temps d’appeler le bretteur Croquemitaine plus de vingt fois par jour.

Le régiment partit bientôt. Le mouvement du départ et l’excitation causée par l’attente de la lutte prochaine firent oublier bien vite toutes les histoires de garnison. Au milieu des marches et des contremarches se développait dans le régiment un esprit nouveau. Les soldats étaient plus gais, plus attachés à leur devoir : l’approche du danger produit cet effet sur le caractère français. Les lettres de Jean se ressentaient de ces dispositions, elles étaient pleines d’entrain et d’espoir. « C’est un vrai troupier, disait de son côté Léon Loret dans une de ses lettres. Nous craignions pour lui les fatigues de la marche et du campement. Il s’y est fait tout de suite, et après les plus longues étapes, il est le premier à allumer le feu et à faire le café pour les autres. Dites tout cela au capitaine Salmon, cela lui fera plaisir. »

Jean avait prié ses amis de ne rien dire dans leurs lettres de son affaire avec Bouilleron ; son secret fut bien gardé non-seulement par les Loret, mais encore par d’autres Châtillonnais qu’il connaissait à peine en entrant au régiment et qui tous devinrent ses amis. Ces jeunes gens appelaient, pour plaisanter, leur régiment le régiment de Châtillon.

A suivre.

J. Girardin.

DANS L'EXTREME FAR WEST


CHAPITRE XII

UNE EXPÉDITION DANGEREUSE

Ayant fait provision de vivres pour une quinzaine de jours, acheté quelques outils de mineurs, renouvelé notre provision de munitions, et nous étant procuré