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battre, » pour marcher droit à l’ennemi, et le régiment ne recevait pas d’ordres ; et il lui fallait, bon gré mal gré, ronger son frein et mener la vie de garnison. Quand il parlait de son désir d’assister à une bataille, il était tout surpris de voir quelques-uns de ses camarades lever les épaules et répondre qu’on en verrait assez tôt comme cela.

Quelques jours après son arrivée, un grand escogriffe de mauvaise mine, avec des yeux trop rapprochés et un grand nez crochu qui tombait sur des moustaches hérissées, l’avait pris à part et lui avait dit :

« Conscrit, comment t’appelles-tu ?

— Jean Defert.

— Bien ! moi je m’appelle Bouilleron.

— Ah ! reprit Jean, sans rien trouver autre chose à répondre.

— As-tu le sac ? demanda Bouilleron en louchant de ses yeux trop rapprochés.

— Quel sac ? demanda Jean avec surprise.

— Quel sac ? Mais celui-là ! » Et le fusilier Bouilleron faisait le simulacre de compter de l’argent avec sa main droite dans la paume de sa main gauche.

Jean se mit à rire, et dit qu’en effet il avait quelque argent.

« Alors, reprit Bouilleron avec un sourire qui lui fit remonter ses moustaches à la moitié des joues, tu me plais, tu es mon ami. Tu m’entends ; rappelle-toi que c’est moi qui suis ton ami Bouilleron, et non pas les autres. Vois-tu, mon bonhomme, ajouta-t-il en clignant l’œil, veille bien sur tes connaissances ; il y a comme cela, dans les régiments, un tas de mauvais sujets.

— Je vous remercie, répondit Jean, et je me souviendrai de votre avis.

— Attends-moi après l’exercice ; nous nous promènerons ensemble et je te ferai voir la ville. »

Cette proposition plaisait médiocrement à Jean, qui aurait mieux aimé se promener tout seul qu’avec un compagnon d’un extérieur aussi compromettant ; mais il se dit qu’il devait se montrer bon camarade, que le soldat louche était peut-être un brave garçon ; et il surmonta sa répugnance.

Jean s’aperçut bien vite qu’en fait de monuments le fusilier Bouilleron connaissait surtout les cabarets. Au singe vert, le vin était aigre ; à la Gerbe d’or, il était baptisé ; au Bon coing, on y mettait du bois de campêche. Jean s’amusait de ces propos, lorsque Bouilleron, faisant claquer sa langue, lui dit : « Ici, c’est délicieux ! » Et il le prit par le bras pour le faire entrer au Coq hardi.

« Mais, pardon, dit Jean en se dégageant doucement, c’est que… je n’ai pas soif.

— Pas soif ! s’écria Bouilleron avec une surprise qui n’était pas jouée. Un soldat qui n’a pas soif !

— C’est pourtant la vérité, » lui répondit Jean.

Bouilleron fut interdit un instant ; il se grattait le bout du nez. « Bah ! reprit-il aussitôt, tu boiras sans soif. » Heureux d’avoir trouvé une solution aussi satisfaisante, il se mit à rire aux éclats.

« C’est que…, reprit Jean tout à fait déconcerté, c’est que… je n’ai pas l’habitude d’aller au cabaret. »

Le fusilier Bouilleron rougit, son nez s’enfonça dans sa moustache et il loucha encore plus désagréablement que d’habitude. Jean était très-confus d’avoir blessé son camarade, et il essayait en balbutiant d’expliquer ses paroles, lorsque la physionomie de Bouilleron s’éclaircit. « Eh bien ! dit-il, prête-moi cent sous. »

Jean lui mit avec empressement une pièce de cinq francs dans la main, afin de se débarrasser de lui, et, continuant sa promenade tout seul, le laissa entrer au Coq hardi.

Le soir, vers l’heure de l’appel, Jean rentrait tranquillement à la caserne, lorsqu’il fut interpellé au coin d’une petite rue par une voix horriblement avinée.

« J’ai des étourdissements, lui cria Bouilleron, avec un sérieux d’ivrogne ; viens me donner le bras, mon garçon, viens ! »

Jean allait passer avec dégoût ; une réflexion l’arrêta. L’heure pressait, cet homme était incapable de rentrer seul à la caserne. Dieu sait ce qui lui arriverait, s’il était obligé de coucher dans la rue !

Il se dirigea vers le soldat, qui se disposait à passer familièrement son bras sous le sien.

« Pas comme cela, lui dit Jean assez sèchement. Et lui prenant le bras au-dessus du coude, il l’emmena comme un enfant.

— Quelle poigne, mes amis, quelle poigne ! » balbutiait Bouilleron émerveillé de se sentir si bien tenu.

Le lendemain, sans avoir l’air de se douter de ce qui s’était passé la veille, l’ivrogne guetta Jean à la porte de la caserne.