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frayante, elle le voyait couché au coin de quelque bois, abandonné, la figure tournée vers les étoiles, et envoyant une dernière pensée à sa mère ; et son âme en devenait triste jusqu’à la mort. Vers le matin, elle reprit possession d’elle-même, et quand elle descendit au déjeuner, elle était pâle, mais calme.

« Le bon exemple, dit M. Defert en dépliant sa serviette d’un air de mauvaise humeur, ne porte pas toujours ses fruits ! »

Sa femme leva la tête avec surprise.

« Je viens de la fabrique, dit-il, et j’ai trouvé là, tranquillement installés à leurs métiers et à leurs broches, un tas de grands gaillards qui n’ont pas l’air de se douter qu’on se bat, et que les autres jeunes gens sont partis, le sac sur le dos.

— Mon ami, ces jeunes gens sont peut-être des soutiens de famille. Que peuvent-ils faire ?

— Jean est bien parti ! » reprit M. Defert avec véhémence, sans s’apercevoir combien son raisonnement était faux.

Mme Defert se garda bien de le lui faire remarquer. Il y avait quelque chose qu’elle voulait dire depuis quelque temps à son mari. Elle ne cherchait qu’une occasion favorable ; il venait de la lui fournir.

« Voici, dit-elle, quelque chose qui me tourmente, et que je voulais te dire. Je n’entends rien aux affaires, et si je commets quelque hérésie, tu me le diras. Il me semble que les circonstances où nous nous trouvons créent à tout le monde des devoirs nouveaux. Tu vas peut-être trouver que je raisonne comme une femme ignorante. Mais ne pourrait-on pas, par exemple, promettre de continuer la paye aux familles de ceux qui s’en iraient ? Est-ce que ce serait une grand perte pour nous ?

— Mais oui, ma chère, assez grande et même très-grande.

— Je regrette…

— Ne regrette rien… c’est peut-être encore ce qu’il y a de mieux à faire. Oui, c’est une idée. Comme nous ne pouvons pas renouveler nos approvisionnements de laine, je prévois le moment où le travail s’arrêtera. Je songe avec terreur à ce que nous pourrons faire de nos ouvriers à ce moment-là. Ils commencent à être difficiles ; on les travaille beaucoup, même en ce moment, ce qui est incroyable. Si nous perdons un quart de nos travailleurs, le travail pourra se prolonger d’autant jusqu’à des jours meilleurs. C’est beaucoup de gagner du temps. Quant à l’argent que cela pourra nous coûter, de toutes façons ce sera de l’argent bien employé. Décidément, ton idée est excellente. Veux-tu me faire le plaisir de sonner Justine ? » Justine entra au coup de sonnette et fut chargée de prévenir M. Jolain qu’il faudrait réunir tous les ouvriers dans la grande cour, quand ils reviendraient de dîner.

Lorsque M. Defert entra dans la cour, il y régnait une grande agitation. M. Jolain n’ayant pu répondre aux questions des ouvriers sur l’objet de cette réunion, ceux-ci, excités déjà par les événements, se livraient aux suppositions les plus alarmantes ; on discutait bruyamment dans les groupes.

« Mes amis, dit M. Defert, écoutez-moi bien et comprenez-moi bien. Vous savez quelle est la situation du pays. La France a besoin d’hommes, et c’est un devoir pour tous ceux qui peuvent tenir un fusil, de partir à la défense de la patrie envahie. Beaucoup d’entre vous sont soutiens de famille ; s’ils ne partent pas, j’en suis sûr, c’est qu’ils ne veulent pas laisser les leurs dans la misère. Pendant toute la durée de la guerre, je me charge de leurs familles. »

Il y eut un murmure d’approbation ; puis des groupes se formèrent, les ouvriers semblaient se consulter. Enfin, un des ouvriers se détacha et vint parler à M. Defert, qui fit aussitôt un signe de la main pour demander le silence.

« Ce que je viens de dire, reprit-il, regarde non-seulement ceux qui s’engageront volontairement, mais encore ceux qui seront appelés en vertu de la loi ! »

« Vive M. Defert ! crièrent les ouvriers.

— Non, mes amis, vive la France ! »

L’exemple donné par M. Defert fut suivi par presque tous les fabricants de Châtillon.

Sur ces entrefaites, Mme Nay arriva de Brest pour habiter avec ses parents. M. Nay venait de prendre du service dans le génie auxiliaire. Thorillon l’accompagnait. Quant à Marthe, sa dernière lettre était datée de Vendôme.

CHAPITRE XXVI

Conduite de Jean dans sa première affaire d’honneur.


Dès son arrivée au régiment, Jean avait éprouvé une déception dont il s’était bien gardé de dire un mot dans ses lettres. Il était parti plein d’enthousiasme au-devant du danger, et il rencontrait tout d’abord l’ennui et même quelques dégoûts. Il avait cru, dans son ardeur, qu’il suffit de dire : « Je vais me