Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pre, au milieu de laquelle se voyait une table. Sur cette table il y avait un panier à l’anse usée par le frottement du bras. Berthe lut sur le grossier tissu de paille le nom Célestine, tracé en grandes lettres noires, puis l’ouvrit. Elle en tira vivement une serviette de grosse toile bien blanche et bien pliée qui cachait un gros morceau de pain sec. Un petit verre et un vieux couteau au manche de corne roulaient plus au fond du panier ; et Berthe eut beau chercher, elle ne découvrit rien. Toute surprise, elle regarda un instant ce pauvre morceau de pain ; et quelque chose remua dans sa poitrine. C’était son cœur, ému par la compassion, qui s’agitait ainsi, et ce mouvement prouvait que Berthe n’était pas encore absolument égoïste. Tout à coup la petite messagère du bon Dieu crut entendre marcher dans la pièce voisine. Elle fit rapidement glisser le blanc de poulet sur le pain, étendit le papier dessus, replaça la serviette bien pliée, sortit de la cuisine et descendit très-vite les quatre étages. Elle entra dans la salle a manger, les yeux humides de larmes mais le sourire aux lèvres et, voyant la domestique qui enlevait le dernier plat, elle s’écria : « Un instant, s’il vous plaît, j’ai faim. » Elle mangea avec appétit ; il lui avait pris comme une faim subite, quelque chose s’était dilaté en elle, d’abord par la bonne action qu’elle avait faite et puis aussi par la comparaison qui s’était tout à coup établie en son esprit. Devant le panier de Célestine, elle avait saisi la différence qui existait entre son heureuse destinée et celle des pauvres.

Au grand contentement de ses parents, elle dîna bien, déclarant qu’elle attendait le soir avec impatience, et qu’elle guetterait Célestine pour jouir de sa surprise et surtout pour constater les excellents effets que le blanc de poulet ne manquerait pas de produire sur l’apprentie.

« Je suis sûre que Célestine aura bonne mine ce soir, disait-elle ; elle ne se traînera pas comme elle le fait ; elle marchera plus vite ; je voudrais être à ce soir. »

Berthe avait peu de connaissances hygiéniques et ne savait pas qu’un sang appauvri ne se refait pas en un jour. Si elle avait mieux compris l’importance des observations de ses parents au sujet de son alimentation capricieuse, elle n’aurait peut-être pas commis les imprudences dont elle se rendait coupable tous les jours.

La journée parut longue à notre fillette et, cependant, contrairement à son habitude, elle s’amusa partout, disant naïvement à sa mère : « C’est étonnant comme j’ai le cœur ouvert aujourd’hui, maman »

Quand Mme Darvin rentra chez elle, Berthe bondit vers la pendule, craignant qu’elle ne marquât plus de six heures. Mais non, la longue aiguille dorée avait encore cinq grandes minutes de marche à faire.

Berthe entr’ouvrit la porte qui donnait dans l’escalier et monta la garde dans le vestibule. Au moindre bruit elle avançait la tête au dehors, la retirait,’prêtait l’oreille à tous les mouvements de la maison et se réjouissait de voir si bien flamber le gaz, ce qui lui permettrait de constater les effets du blanc de poulet sur les joues de Célestine. Cette enfant-là était vraiment plus ignorante et plus entêtée qu’égoïste. Enfin elle entendit, en haut, sur le modeste palier carrelé le petit pas qu’elle connaissait bien puis le petit pas se ut entendre sur le parquet du troisième étage, puis de plus en plus sourd sur la natte placée sur l’escalier du second. Berthe apercevait à travers les barreaux de la rampe une ombre qui descendait lentement. C’était bien Célestine qui arrivait, éloignant à la fois son petit corps frêle de la rampe d’acajou et de la muraille recouverte de stuc éclatant, comme si elle avait craint de les souiller au contact de sa pauvre robe déteinte. Quand elle parut sur le palier du premier, sous le jet de lumière du bec de gaz, Berthe fit une grimace de désappointement. Hélas les petites joues de Célestine étaient aussi creuses et aussi pâles que la veille, sa petite taille était aussi ployée, elle marchait avec la même lenteur languissante, son grand œil noir n’était peut être pas aussi triste ; mais c’était tout.

« Oh ! ce vilain blanc de poulet ! pensa Berthe, une autre fois je lui porterai du beefsteak. »

Et elle marcha jusqu’à Célestine, qui sourit en l’apercevant.

« C’est vous, dit-elle, avec une timidité charmante.

— Oui, c’est moi ! Était-il bon, Célestine ?

— Je ne sais pas, mademoiselle, répondit l’enfant en portant la main à son panier par un geste machinal ; mais je vous remercie bien.

— Comment, serait-il là ? » demanda Berthe en soulevant le couvercle du panier.

L’enfant baissa la tête en signe d’assentiment.

Berthe, plongeant avec sa pétulance habituelle la main dans le panier, en retira un papier, l’ouvrit et aperçut le blanc de poulet intact ; pas une parcelle n’en avait été distraite.

« Eh bien ! s’écria-t-elle, pourquoi ne l’as-tu pas mangé ?

— Je l’ai gardé pour papa, répondit très-simplement Célestine en replaçant le poulet dans son petit panier. » Et comme Berthe n’ajoutait rien, l’apprentie s’éloigna, après lui avoir encore souri avec reconnaissance.

« Berthe » prononça en ce moment la voix de M. Darvin. Berthe rentra dans le vestibule.

« Que fais-tu là, sur le palier, lui demanda son père avec étonnement.

— Papa, je parlais à Célestine ; tu sais, le blanc de poulet ?

— Eh bien, elle l’a mangé.

— Non, papa.

— Qu’en a-t-elle fait ?

— Elle l’a gardé pour son père.

M. Darvin et Berthe échangèrent un de ces regards profonds, émus, qui pénètrent jusqu’à l’amer