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Les autres événements de cette vie si calme sont les apparitions du vieux juge et les visites de M. Schirmer, qui tient beaucoup à ne pas se laisser oublier.

Un jour, M. Dionis eut des éblouissements ; depuis quelque temps déjà sa vue baissait. Ne pouvant se décider à quitter ses livres, qu’il tenait avec tant de soin depuis quarante ans, il parle de s’adjoindre un jeune homme qui lui faciliterait certaines parties de sa tâche, et qu’il initierait peu à peu aux mystères de sa profession.

Par un singulier hasard, il se trouva que juste à ce moment, comme s’il eût été prévu d’avance, M. Schirmer père écrivit une lettre à M. Schirmer fils. Ce dernier l’apporta tout effaré à M. Defert. La lettre était écrite en français, M. Defert put donc la lire de ses propres yeux. Le vénéré père de M. Schirmer ayant voulu s’enrichir trop vite, s’était départi de sa prudence ordinaire : il avait fait des spéculations. La mauvaise foi de son banquier lui avait fait perdre tous ses thalers. La vénérée Schirmer avait été si affectée de ce fâcheux accident qu’elle pleurait en moyenne, et à diverses reprises, trois heures par jour. Le fiancé sentimental de la bien-aimée sœur, ayant appris qu’il n’y avait plus de thalers dans la maison, avait été pris tout à coup d’une frénésie de voyages ; le bruit courait qu’il était parti pour l’Afrique centrale, à la recherche du docteur Livingstone. En conséquence, le vénéré père priait son bien-aimé fils de profiter de la bienveillance de ses amis de Châtillon pour subvenir à ses propres besoins.

Pour conclure, M. Karl Schirmer, se jetant aux pieds de M. Defert, le supplia, les larmes aux yeux, de l’associer au travail de M. Dionis. M. Defert aurait aimé à réfléchir sur cette proposition ; pour gagner du temps, il dit que M. Dionis devait être consulté.

« Il l’est ! répondit M. Schirmer en interrompant ses gémissements et en quittant pour un instant son ton pathétique et sentimental. Il consent si vous consentez ! » (Crise de larmes et de sanglots.) M. Schirmer reprend ensuite sa voix naturelle pour dire : « Mon écriture est devenue toute française » ; et il tira de sa poche une page d’une écriture admirable.

« Sublime Monsieur ! s’écria-t-il en se relevant ; et il saisit la main de M. Defert, comme pour l’empêcher de s’enfuir. — Sublime Monsieur ! ayez pitié d’une famille infortunée, et Dieu vous bénira, vous, les vôtres et votre cher pays ! » Pour prendre Dieu à témoin, il leva les yeux avec tant de ferveur que l’on n’en voyait plus que le blanc ; et ses boucles blondes exécutèrent autour de son col une mélancolique sarabande.

M. Defert, ennuyé et déconcerté, fit de faibles efforts pour dégager sa main prisonnière ; alors M. Schirmer, par un geste théâtral, abattit sa seconde main, et M. Defert se trouva pris comme dans un étau. Et le blond jeune homme s’écria : « Ô très-haut né ! Ô sublime Monsieur ! oh oui ! oh, vous dites oui, n’est-ce pas ? »

Que répondre à un homme qui a mis votre main en réquisition, et qui refuse de vous la rendre sans rançon ; à un homme dont le père a perdu tous ses thalers, dont la mère pleure en moyenne trois heures par jour, dont la sœur a vu son fiancé s’envoler vers les rives lointaines du Niger ? M. Defert consentit, et fut aussitôt rendu à la liberté.

M. Schirmer se retira à reculons, la main sur son cœur et regagna son logis. C’était une âme forte que celle de ce blond jeune homme ! Car à peine eut-il tourné le coin de la rue, que toute trace d’abattement disparut de son visage, et c’est en sifflant gaiement qu’il écrivit è son vénéré père le résultat de sa démarche.

Du reste, M. Defert n’eut pas à se repentir de lui avoir cédé. M. Schirmer était d’une assiduité exemplaire, et s’entendait fort bien à sa besogne. M. Dionis parla sérieusement de prendre sa retraite, assuré que son départ ne ferait aucun tort à la maison. Un scrupule lui vint cependant avant d’abdiquer. Il prit M. Schirmer à part et lui dit : « Il me semblait avoir entendu dire que dans votre pays tout le monde est soldat. Ne craignez-vous pas d’être rappelé subitement, et de laisser les livres à l’abandon?

— Oh ! répondit M. Schirmer en rougissant, on obtient des autorisations pour demeurer en pays étranger, et j’en ai une. »

Pendant les quatre années qui suivirent, les seuls souvenirs qui aient laissé trace dans la mémoire de tout Châtillon, ce furent les conférences de l’abbé Plâtre sur l’indifférence, et la création d’un champ de courses.

Chacun, d’ailleurs, a continué de s’avancer dans sa voie (j’entends, ceux qui marchent), car il y a des gens que le temps écoulé a tout simplement rendus plus vieux de quatre ans.

Robillard, bachelier ès lettres et bachelier ès sciences, a commencé ses études médicales. Il écrit très-souvent à Jean. Quelquefois c’est simplement pour le plaisir de lui écrire ; d’autres fois c’est pour lui donner des nouvelles de Paris, et il le tient fort au courant. Jean s’est mis à la fabrication, de tout son cœur ; il dit à Robillard que c’est une occupation bien plus intéressante qu’il ne l’imaginait. L’aspirant n°l aux professions libérales est devenu un candidat sérieux à l’École polytechnique. L’aspirant n°2 songe à l’École normale ; c’est l’esprit littéraire de la famille. L’ancien bébé, devenu aspirant n°3, est camarade de classe d’Edmond Nay, chez M. Sombrette.

L’oncle Jean ne fait plus que de très-courtes promenades au soleil. « Les jambes n’y sont plus, » dit-il. — Mais, par exemple, le cœur y est toujours ; malgré ses infirmités, il déclare à qui veut l’entendre que la vie est une bonne chose. Mme Defert semble aussi trouver que la vie est bonne, et tous ceux qui l’entourent ont toutes sortes de raisons de la trouver bonne aussi. Mme Nay est dans l’orgueil du triomphe le plus légitime. Voilà M. Nay devenu célèbre; sa femme est bien fière de s’appeler Mme Nay, et quand