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Robillard se mit à réfléchir, et se demanda tout haut où le Schirmer en voulait venir.

« À savoir écrire, bien sûr ! » répondit naïvement Thorillon, tout étonné de la question.

CHAPITRE XXIV

Quatre ans plus tard.


Jean et Robillard continuent à se disputer la première place. Cependant Jean prend l’avance. Robillard avoue, sans jalousie, que les discours français et les discours latins de Jean valent mieux que les siens.

« C’est tout naturel, dit ce brave garçon à son ami. Je ne puis pas dire que tu es plus naïf que moi ; car, je le vois, tu sais bien des choses que j’ignore ; seulement tu crois à tout ce que tu dis dans tes discours, et moi je n’y crois pas, ou, en tout cas, je le trouve banal. Mais, vois-tu, c’est bien différent d’avoir été élevé au collège ou d’avoir été élevé par une mère comme la tienne. »

Peut-être, en effet, avec la noble ambition de former le cœur aussi bien que l’intelligence de ses élèves, le professeur fait-il trop souvent appel au sentiment de l’admiration. Tout n’est pas admirable dans l’antiquité ; mais le respect pour ce qui est grec et latin fait que l’on admire quelquefois indiscrètement et en bloc. Bien des héros de cette Rome, si grande d’ailleurs, n’ont été, au dire de gens bien avisés, que de sombres fanatiques. Le petit écolier qui admire sur la foi du professeur, épuise, dès les premiers pas, sa petite provision d’admiration. Il se met dans l’idée qu’on l’attrape ; que les professeurs admirent parce qu’ils sont payés pour admirer, comme ils punissent parce qu’ils sont payés pour punir. Sa défiance s’accroît avec l’âge, et augmente avec la crainte de paraître naïf. Si un camarade, dans une pièce de vers ou un discours français, a développé quelqu’une de ces idées généreuses dont toute âme bien née est naturellement éprise, l’écolier sceptique l’appelle chauvin ou déclamateur. Pendant que le professeur lit tout haut le devoir de son camarade, l’autre fait le geste d’applaudir ironiquement, ou celui de frapper sur une grosse caisse imaginaire ; ou bien il ferme un œil et gonfle sa joue avec la pointe de sa langue, en regardant son voisin. Le respect humain est si grand, chez les enfants comme chez les hommes, que le voisin répond par un clignement d’œil, tandis que l’auteur du discours ou de la pièce de vers rougit de confusion, et se promet intérieurement de ne plus prêter à rire. Jean n’a pas de ces scrupules.

Et voilà pourquoi les discours de Jean valent mieux que ceux de Robillard.

M. Nay est parti pour l’Espagne, escorté de Thorillon. Ce dernier s’est ménagé de nouveaux correspondants. Cependant il trouve qu’il ne reçoit pas assez de lettres, et s’en prend à la poste espagnole. D’autres fois, il se figure que le gouvernement espagnol, pour satisfaire une vaine curiosité, détient injustement quelques-unes des lettres qui lui sont destinées.

Rue du Heaume, Jean continue à travailler, M. Defert à tisser, Mme Nay à s’occuper de son bébé, et Mme Defert à s’occuper de tout le monde. Les grands événements, dans cette maison paisible, sont les lettres de M. Nay et celles de Marthe.

« Nouvelles d’Espagne ! » crie Marguerite quand elle a reçu une de ces bienheureuses lettres. Elle commence par s’enfermer dans sa chambre pour la lire à elle seule ; puis on en fait ensuite la lecture en famille. Terrassements et nivellements, remblais et tunnels, sont par eux-mêmes des termes techniques qui parlent peu à l’imagination. Mais quand ces termes nous rappellent les efforts et les succès d’un homme distingué qui est en même temps un aussi brave homme que M. Nay, alors, terrassements et nivellements, remblais et tunnels sont des termes, au contraire, qui parlent vivement à l’imagination, et Dieu sait dans quelles causeries sans fin ils entraînent la famille tout entière. Les études du tracé terminées, M. Nay reviendra en France, et n’y sera pas oisif ; car il a dans l’idée un système de ponts tournants à établir sur la partie navigable des fleuves, pour laisser remonter les navires. Chacun, rue du Heaume, se figure un pont tournant à sa manière : autant de têtes, autant de ponts tournants ; le seul point sur lequel on soit d’accord, c’est que les ponts tournants seront des merveilles d’élégance et de solidité.

Les lettres de Marthe sont plus rares que celles de M. Nay : ainsi le veut la règle. Elles ne jettent pas la famille dans des conversations sans fin, mais elles laissent dans l’âme de chacun quelque chose de doux et de fortifiant. Le mot devoir n’y est pas prononcé une seule fois, mais l’idée de devoir y circule d’un bout à l’autre. Peut-être se sent-on plus triste après les avoir lues ; mais on se sent aussi beaucoup plus fort et plus désireux de bien faire.