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avait ordonné la pipe, qui lui réussissait. Quand elle apprit que ses visiteurs avaient passé à côté de la foire sans vouloir s’y arrêter, elle en exprima son étonnement. À leur âge ! se priver d’un si grand plaisir ! c’était trop raisonnable ! Il leur fallut, bon gré, mal gré, repartir une demi-heure plus tôt qu’il n’était nécessaire, afin d’y jeter au moins un coup d’œil. Aucun argument de leur part ne put prévaloir contre cette décision : ils partirent à l’heure dite.

« Alors, c’est décidé, dit la tante Edmée, tu étudieras pour être médecin ? — Tout décidé, ma bonne chère tante. — Eh bien ! prends cela (et elle lui glissa dans la main une pièce de dix francs, enveloppée dans une feuille du Double Liégeois de l’an dernier). — Vous trouverez, dit-elle, tout notre monde à l’auberge du Chien qui fume, chez Bridet. Un des garçons de la ferme tiendra vos chevaux pendant que vous parcourrez la foire. Ils n’ont besoin de rien ; ce n’est pas la peine de les mettre à l’écurie pour si peu de temps, ce serait une dépense inutile. »

Les chevaux firent un grand effet tout le long du village de Valserre. Le peu de temps que les deux amis avaient devant eux fut bien consciencieusement employé. Ils passèrent rapidement devant les phénomènes vivants, qui n’avaient d’attrait ni pour l’un ni pour l’autre ; mais ils s’arrêtèrent aux chevaux de bois, et y firent grimper tous les enfants qui se contentaient de les regarder tourner, faute d’argent. Ils tombèrent au beau milieu de la famille Loret, qui était au grand complet, et qui jouissait, avec une simplicité patriarcale, de toutes les merveilles que l’on peut voir sans payer. Sans qu’on sût comment cela s’était fait, ni qui on devait remercier, les plus jeunes membres de la famille se trouvèrent tous armés de mirlitons monstrueux et de bâtons de sucre d’orge à la vanille. Jean et Robillard avaient disparu.

Les chevaux qui sentaient leur écurie, ne se firent pas prier et marchèrent bon train. Cependant la sauterelle de Robillard poussa une pointe vers un pigeonnier qu’elle prenait sans doute pour un moulin. Don Quichotte prenait bien les moulins pour des géants ! Robillard lui rendit la main, se promettant bien de lui faire rattraper le temps perdu. Tout à coup, arrivé dans un pli de terrain, Robillard aperçut M. Schirmer couché sur l’herbe. Il avait une carte étalée devant lui, et semblait y écrire des annotations. Surpris dans cette innocente occupation, il mit son chapeau sur la carte afin de la cacher, comme si c’était un crime de faire de la géographie en plein air. Robillard, en passant, lui demanda s’il faisait des vers didactiques sur la géographie ; l’Allemand lit la sourde oreille, et répondit qu’il « faisait beaucoup chaud ».

Quand les deux voyageurs rentrèrent, il y avait une visite au salon ; Robillard alla faire un tour au jardin. Il y trouva Baptiste en contemplation devant les poissons rouges du bassin. Robillard aimait beaucoup Thorillon, qui avait une admiration profonde pour Robillard. Le seul point où ils fussent en désaccord, c’est que Thorillon tenait absolument à parler à la troisième personne, ce que Robillard trouvait bien inutile et bien cérémonieux. Pour l’amuser, il lui raconta les exploits des deux chevaux et la bizarrerie de M. Schirmer, qui avait caché sa carte sous son chapeau. « Les cartes, dit Thorillon, c’est une idée fixe chez ce pauvre jeune homme. Il doit avoir quelque chose de fêlé ici, ajouta-t-il en portant l’index à son front. Chez lui, c’est tout rempli de cartes, et il en dessine continuellement. Il dessine bien ; je m’y connais, j’ai assez vu les plans de M. Nay : les siens sont presque aussi propres. Il y a eu un moment où il s’était pris de passion pour la Louette ; il était toujours en bateau avec les tireurs de sable, et il prenait note de tous les trous et de tous les gués. Une vraie manie, quoi ! »

Cette manie, d’ailleurs, n’était pas particulière à M. Schirmer. Beaucoup d’autres Allemands, jeunes ou vieux, venus en France pour tout autre chose, étaient, il faut bien le croire, si épris de la beauté du pays, qu’ils en étudiaient les moindres détails avec un soin extraordinaire. Leur amour de la France et leur désir d’en connaître à fond les institutions ne se bornaient pas là. M. Schirmer, par exemple, savait aussi bien que le percepteur et le receveur municipal ce qui entre dans les caisses des villes et dans celles de l’État. Il savait même où étaient ces caisses, et si un incendie, par exemple, les avait menacées, il aurait pu indiquer aux pompiers où il fallait les aller prendre pour les sauver. Il connaissait la comptabilité industrielle presque aussi bien que M. Dionis. M. Dionis, je suppose, aurait pu s’absenter, tandis que Karl aurait tenu les livres ; au retour, M. Dionis n’y aurait pas reconnu d’autre différence que celle de l’écriture. M. Dionis n’admettait que l’écriture française, et avait toutes les autres en horreur.

Robillard demanda à Baptiste comment il pouvait savoir que la chambre de H. Schirmer était pleine de cartes.

« Monsieur saura que M. Schirmer m’a dit que j’avais une belle écriture, que la sienne était mauvaise et il m’a demandé de lui donner des leçons. Des leçons ! chacun son affaire : moi, je suis valet de chambre, et naturellement je ne donne pas de leçons d’écriture. — Eh bien ! m’a-t-il dit, si ce n’est pas comme maître que vous me les donnez, ce sera comme ami ; ce ne sera plus la même chose, et pour mettre vos scrupules bien à l’aise, je ne vous payerai pas, voilà tout. — Ça s’est arrangé comme ça. Je lui montre de temps en temps comment il faut s’y prendre, et c’est un bon écolier. Il faut croire qu’il travaille tout seul d’une fois à l’autre, car d’une fois à l’autre son écriture n’est pas reconnaissable. Je puis dire à Monsieur que, pour un Allemand, ce garçon-là n’est vraiment pas maladroit de ses mains. »