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cela fait du bien de voir comme elle est heureuse ! »

Et il alla colporter la bonne nouvelle chez tous ceux qu’elle pouvait intéresser. M. Defert, peu à peu, se réconcilia avec l’idée de voir Marthe heureuse loin de lui et sans lui. Mme Nay, tout entière aux préparatifs de départ de son mari, absorbée par le soin de commencer elle-même l’éducation de son bébé, n’avait pu s’appesantir autant que les autres sur ses regrets. L’enfant était à la fois turbulent et charmant, il mettait de la vie et de l’animation dans la maison. Il aimait beaucoup sa grand’maman, ce bébé et sans cesse il avait quelque secret à lui confier et quelque demande à lui faire. « Il ne faut pas attrister les petits enfants », disait Mme Defert. C’est pourquoi, quelque peine intérieure que chacun ressentît, ce petit garçon ne voyait autour de lui que des visages souriants. Aussi, la concession que faisait chacun des membres de la famille, profitant à tout le monde, la maison était encore fort agréable.

Tel était du moins l’avis de Robillard, qui disait à Jean un dimanche matin : « Moi, je trouve que l’on est très-bien ici. » Comme Robillard était seul avec son ami, il s’était enfoui sans cérémonie dans un immense fauteuil, les jambes voluptueusement étendues sur une chaise.

« Tu trouves ? dit Jean qui regardait en souriant la pose confortable de son ami.

— Oh ! je ne parle pas du fauteuil, quoiqu’il soit moelleux et bien rembourré. Je parle de l’air que l’on respire ici. C’est la maison du bon Dieu ; tout le monde y est excellent, jusqu’à ce brave Baptiste qui est si amusant avec ses châteaux en Espagne ! Moi je crois, continua-t-il en s’étirant sans vergogne, que c’est ta mère qui rend tout le monde si bon et si heureux. Tiens, moi, par exemple, me voilà vautré dans ce fauteuil comme un âne dans la poussière de la route. Eh bien ! j’ai honte de moi-même, en songeant que je me tiens si mal dans une maison comme celle-ci ; c’est un progrès cela, d’avoir honte de ses défauts. — Pousse donc un peu la chaise sous mes jambes, la voilà qui s’en va. Bien ! merci ! — Il me semble que si j’avais eu une mère comme celle-là, je serais à l’heure qu’il est un jeune homme très-présentable, au lieu de faire la couleuvre sur ce fauteuil. Mais à mon âge il n’est plus temps, on est trop vieux, le pli est pris ! Que ce fauteuil est donc agréable, continua-t-il en changeant de ton, on se croirait couché dans le foin. — Plaisanterie à part, ne trouves-tu pas que je change un peu ?

— Tu n’en as pas besoin, répondit Jean avec vivacité. Je ne connais pas de garçon plus loyal et plus brave que toi !

— Bien grand merci ! cria Robillard du fond de son fauteuil. Comme j’ai de toi exactement la même opinion, il ne nous reste plus qu’à fonder une société d’admiration mutuelle. Tu seras le président et moi le secrétaire. Alors, tu trouves que je n’ai pas besoin de changer ? Tant pis pour moi, car je sens que je change, et même beaucoup. Demande un peu à mes camarades ce qu’ils en pensent. Je t’assure que depuis un an j’ai singulièrement baissé dans leur estime ! Depuis que je viens chez toi, j’ai si grand’peur de manquer ma sortie, que je deviens d’une sagesse effrayante. Le maître d’études se demande ce que cela veut dire, et si cela n’aboutira pas à quelque mystification. Tiens, écoute encore ceci : Tu sais que le rêve de mon père serait de me voir médecin à la Chènevotte, et que mon rêve à moi est, ou plutôt était, de vivre et de mourir cultivateur.

— Oui ! eh bien ?

— Eh bien ! « Nous avons changé tout cela ». Tout mon désir était donc de vivre à la campagne, à cheval, au grand air. Patatras ! je ne sais pas comment cela se fait, mais j’ai changé d’idée. Oui, j’ai changé d’idée, et ta mère est pour quelque chose là-dedans.

— Comment cela ?

— Elle ne m’a jamais donné un conseil là-dessus, c’est vrai ; elle ne m’a jamais fait la leçon, je ne pourrais pas citer un mot de sa part qui ait trait à mes projets d’avenir. Et cependant, je sais que si je n’étais pas venu ici, je n’aurais pas changé d’idée : voilà tout.

— Tu plaisantes ?

— Je ne plaisante pas. En causant avec elle de choses et d’autres, il m’est venu à l’esprit des scrupules auxquels je n’aurais jamais songé de moi-même. Veux-tu que je te dise le fin mot ? il m’a semblé que la bonne petite vie que j’arrangeais si bien était une bonne petite vie d’égoïste, pas autre chose.