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LES BRAVE GENS

CHAPITRE XXI

M. Karl Schirmer, un bien bon jeune homme, plaît aux uns et déplaît aux autres.


Le jeune M. Schirmer gênait donc un peu, et même beaucoup, tous ces braves gens qui, n’ayant pas longtemps à demeurer ensemble, auraient assez aimé à n’avoir pas d’étranger parmi eux. Mais il ne paraissait pas s’apercevoir qu’il gênait. Il avait une façon de sourire, aussitôt que vous l’approchiez seulement à vingt pas, qui vous désarmait par sa naïve vanité : il n’était pas loin de croire que sa présence ajoutait un grand charme au séjour de la maison. D’ailleurs, il était si doux, si humble, si obligeant ; il était si gai quand on était gai, si affligé quand on était triste, si rempli d’affection et d’admiration pour toute la famille en général et pour chacun des membres en particulier, qu’on s’en voulait presque de le trouver importun.

Quand on lui parlait de son père, de sa mère ou de sa sœur, il jetait au plafond des regards inspirés, ses boucles blondes frissonnaient de tendresse, les larmes lui venaient aux yeux (surtout à la fin des repas) et il célébrait en mauvais français les louanges « de son très-vénéré père, de sa très-vénérée mère, et de sa bien-aimée sœur ». Il lui arriva maintes fois de dire (après le champagne) que sa mère et sa sœur étaient des « anges sur la terre ». Il se sentait pris d’une tendresse subite et d’une admiration sans bornes pour tous les membres de la famille Defert, qui tous, sans exception, étaient aussi « des anges sur la terre ».

Du reste, s’il se perdait quelquefois dans les nuages de la sentimentalité germanique, il en redescendait fort régulièrement aux heures des repas. C’était une remarquable fourchette que ce jeune homme si poétique, il y avait plaisir à le voir faire honneur aux compositions culinaires de Justine. On eût dit qu’il ne s’était jamais trouvé à pareille fête, quoique la table des Defert fût vraiment bien modeste, eu égard à leur fortune. Peut-être n’avait-il envie que de s’instruire ; il s’initiait peut-être aux raffinements de la cuisine française, pour pouvoir en médire plus tard avec connaissance de cause, au nom de la simplicité germanique. En tout cas, sa conduite semblait réglée sur ce principe : tirer d’un voyage toutes les connaissances et tout le parti possible ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

Jean savait bien que son père était riche, mais n’avait jamais su à combien montait, ni en quoi consistait sa fortune. M. Schirmer le sut au bout de quelques semaines, aussi bien que M. Defert lui-même. Il poussa l’esprit d’observation si loin qu’il explora toute la maison, sans doute pour se rendre compte de la distribution d’une maison française. Plusieurs fois même, voulant avoir une idée nette de l’aménagement d’une cave française, il ne dédaigna pas d’y descendre avec Pierre, que ses questions étonnaient toujours et embarrassaient quelquefois. Il n’en put croire ses yeux, quand il vit à la fois, dans un même caveau, tant de bouteilles de champagne, et il déclara, les yeux humides, que cette maison était vraiment bénie de Dieu!