Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/162

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Âme de Livingstone, quoique cruellement déchirée, ne se laissa point abattre par ces douloureuses épreuves. Dès 1865 il repartait pour l’Afrique. Son but était d’établir dans les parages du Nyassa une station de missionnaires et de trafiquants honorables ; en outre, d’explorer au cœur de l’Afrique, les régions visitées déjà par Burton, Speke, Grant et Baker, et d’y rechercher les véritables sources du Nil, qu’il supposait se cacher au sud du lac Tanganyika.

Cependant on perdit bientôt la trace de son itinéraire ; un bruit sinistre s’était répandu : il avait été assassiné avec une partie de son escorte par les indigènes Mazites, qui habitent à l’ouest du lac Nyassa. Les circonstances de l’événement étaient si précises, que le doute ne paraissait pas possible : un homme avait vu porter au docteur le coup mortel !

Le docteur Kirk, consul à Zanzibar, organisâmes recherches. Des pionniers furent envoyés dans toutes les directions ; bientôt on recueillit quelques indices favorables. Enfin, un jour arriva à Zanzibar une lettre du docteur : il parcourait encore les régions des grands lacs.

Depuis deux années on était de nouveau sans nouvelles de Livingstone. L’Angleterre, inquiète de ce long silence, avait déjà préparé une expédition pour rechercher son grand voyageur. M. Stanley, reporter du New-York Herald, devança les Anglais. Au commencement de 1871, il était à Zanzibar. Au mois d’août de la même année, il se trouvait à Kazeb, dans la province d’Ounyanyembé, d’où il s’était rendu à Oujijî, où il avait eu avec le docteur une entrevue.

Le récit de M. Stanley fut accueilli d’abord avec une défiance que nous partageâmes, nous l’avouons. Mais un revirement subit s’est opéré en sa faveur depuis quelques mois. Lord Granville a donné un brevet d’authenticité aux lettres de Livingstone rapportées par M. Stanley, qui d’abord avaient paru suspectes ; le fils du docteur lui-même proclame que les manuscrits qui lui ont été remis sont bien de la main de son père. Nous avons donc encore une fois l’espoir que le plus grand sans contredit des voyageurs modernes, celui qu’on peut nommer à juste titre le Christophe Colomb de l’Afrique australe, sera rendu à sa patrie, pour y jouir d’une renommée si légitimement acquise.

Résumons maintenant en quelques mots les dernières découvertes de Livingstone sur les sources du Nil, le grand objet de ses recherches les plus récentes.

Les voyages si remarquables intéressants de Speke, de Grant et de Baker dans les régions équinoxiales avaient déjà fait reculer, bien plus au sud qu’on ne le croyait l’origine du Nil, et les lacs Victoria et Albert paraissaient être en" dernier lieu ses deux points de, départ ; mais les explorations de notre Illustre missionnaire réportent bien plus loin (à trois ou quatre cents lieues au sud de l’équateur) cette tête du plus célèbre des fleuves.

Là plus importante des branches qui le forment aurait, semble-t-il, été reconnue par Livingstone, entre le J 1° et le 12 e degré, vers le lac Banguéolo (voyez la carte). Le fleuve passerait à l’ouest du lac Tanganyika, en formant le lac Moéro et d’autres lacs, puis il irait peut-être rejoindre le Bahr-el-Ghozol, que l’on considérait jusqu’ici comme un affluent de gauche du Nil et qui serait alors la bouche mère elle-même.

La géographie de ces sources, telle qu’elle nous est représentée aujourd’hui, se trouve à peu près semblable à celle que nous livrent le vieux Ptolémée et les cartographes de la fin du moyen âge. C’est là un rapprochement bien fait pour frapper : il montre que les anciens avaient sur l’Afrique des notions plus précises que nous n’en possédions certainement au commencement de ce siècle. Au milieu de l’incohérence des formes, de la naïveté du dessin, il est facile de comprendre que les vieux géographes ont eu entre leurs mains des renseignements qui les autorisaient à placer les sources du Nil à une distance considérable du sud de l’équateur.

Ainsi, Mes connaissances que l’on avait sur toute cette partie du monde, loin de s’étendre, semblent tout à coup s’être obscurcies ; l’erreur a remplacé la vérité. La carte du colonel Lapie, que nous reproduisons, montre à nos lecteurs que l’on était plus éloigné de la réalité il y a quarante ans qu’au xvi 6 siècle, alors qu’on dessinait les cartes d’Afrique* comme celle dont nous donnons le facsimilé tiré des Monuments de la géographie , de M. Jomard, qui lui-même a emprunté ce document à un vieux globe conservé à Francfort-sur-le-Mein. C’est là un fait exceptionnel qui ne manquera pas de fixer l’attention ; N’est-il pas étrange que la science, dont la marche est naturellement progressive et qui suit le développement de la civilisation,- ait, en ce qui concerne le cœur de l’Afrique, tout d’un coup rebroussé chemin ? Comment se fait-il que l’on ait ignore dans les siècles derniers ce que l’on serait au moyen âge ? Peut-être devons-nous, d’une part, reporter f origine de ces connaissances aux anciens Portugais de l’époque du prince Henri, de Diaz, de Gaina, et, de l’autre, attribuer l’ignorance subite qui a couvert d’un voile épais l’Afrique équatoriale, au ralentissement des relations qui a suivi la dégénérescence des colonies portugaises.

Ces relations avaient trop généralement un triste but : le commerce des esclaves. Aujourd’hui, un autre mobile pousse les explorateurs : c’est, au contraire ; l’abolition de cet infâme trafic, c’est l’extension du christianisme et de la civilisation, c’est l’amour de l’humanité, et aussi celui de la science, qui animent les voyageurs modernes en Afrique. Honneur à Livingstone, le modèle de tous ! C’est à lui qu’il était réservé de résoudre glorieusement le problème géographique qui occupe les esprits depuis tant de siècles !

Richard Cortambert.