Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enfin à Colon ou Aspinwall, où nous prîmes le train pour Panama. Bien que cette voie ferrée n’ait que 48 milles (77 kilom.) de longueur, il faut environ six heures pour aller d’un Océan à l’autre.

Là je vis, au départ, un grand personnage, reconnaissable pour tel à la blancheur de son linge, monter en voiture, et, presque aussitôt, chercher de tous côtés son bagage dont une partie était absente. Nous venions de partir et étions déjà à environ 200 mètres de la station. Ayant mis la tête à la portière, j’aperçus un nègre qui, porteur d’un énorme sac de nuit, courait après le train en faisant des gestes les plus extravagants. Je m’adressai au conducteur du train, un Américain, qui se tenait dans le wagon, et je lui demandai s’il allait donner le signal d’arrêter pour donner le temps d’arriver au brave nègre qui courait si vaillamment.

—Ce n’est pas moi que vous prendrez à ce jeu-là ! dit-il ; si ce gaillard-là est seulement la moitié d’un nègre, il nous aura rattrapés avant que nous ayons eu le temps de nous arrêter.

Et le train continua de marcher, et le nègre de courir, se rapprochant de plus en plus, si bien que nous pouvions l’entendre haleter. Enfin, d’un dernier et vaillant effort, il franchit en quelques enjambées formidables l’espace qui le séparait encore de nous, saisit d’une main le garde-fou qui entourait la plate-forme, lança son sac dans le wagon, et se hala lui-même après le sac, à la force du poignet.

— Bon nègre ! cria le conducteur, d’un ton approbateur.

— Diable de train ! répliquai-je. Est-ce que vous n’allez jamais plus vite que cela ?

— Pas ici, en tout cas, dit-il. Car si nous le faisions, en moins de deux minutes et demie nous irions patauger dans ce vilain marais !

Je voulus inviter le nègre à se rafraîchir au comptoir (presque tous les trains en Amérique ont un comptoir — a bar — où l’on peut boire pendant le voyage)[1], mais je n’oublierai jamais l’expression d’horreur avec laquelle cette proposition fut accueillie par l’intelligent et distingué personnage qui servait à boire aux voyageurs.

D’abord il donna cours à son indignation, en enfilant à la suite les uns des autres une série de jurons effroyables ; il se mit ensuite à cracher violemment autour de lui, reprit haleine, cassa un verre pour calmer son émotion, et finalement, voyant ma confusion et se radoucissant, me dit :

— Ah ! je comprends, vous êtes étranger ; vous n’êtes pas au fait de nos libres institutions ; vous avez été élevé dans un pays où l’on regarde presque ces êtres-là (montrant du doigt le pauvre nègre essoufflé) comme des créatures humaines. Mais qu’il ne vous arrive plus d’inviter des nègres à boire à mon bar, ou il y aura du tapage, entendez-vous !

Je donnai donc une petite pièce au malheureux nègre, et me réconciliai avec le bar-keeper, qui n’était pas un mauvais garçon, à part ce que je considérais alors comme son injustifiable préjugé contre les gens de couleur (je dois avouer que mes opinions se sont depuis un peu rapprochées des siennes). Il nie fit un verre d’excellent mint-julep et ne voulut pas entendre parler de payement. Ce fut là, je crois, ce qui me disposa tout particulièrement en sa faveur.

Panama, bien que situé au milieu du plus magnifique paysage, nous fit l’effet d’une assez vilaine et sale ville. Il n’y avait rien qui valût la peine d’être vu, saut les ruines, dont l’aspect rappelait les dévastations commises par les pirates qui, du temps de la reine Elisabelh, infestaient, ces parages. Le jour de notre arrivée, le pays était, comme d’habitude, en révolution, ou pour mieux dire en émeute. Le lendemain, l’émeute était finie, et tous les habitants se remirent à leur occupation habituelle, qui consiste à rançonner les voyageurs durant le peu de jours que ceux-ci ont à passer chez eux. Les voyageurs partis, les dissensions renaissent et amènent la mort de quelques chiens perdus et de quelques cormorans inoffensifs. Soit dit en passant, ces oiseaux qui portent le nom « d’oiseaux récureurs », sont, dans cette ville et dans plusieurs autres du même genre, les seuls agents de la salubrité publique. Ils dévorent toutes les épluchures et les immondices, que les habitants se contentent de jeter dans la rue, et rendent de si indispensables services, que le meurtre volontaire d’un de ces oiseaux est puni d’une forte amende.

Nous avions tout à fait assez de ce délicieux en droit où il nous fallut rester quelques jours pour attendre les voyageurs de New-York. Aussitôt qu’ils furent arrivés, nous nous embarquâmes pour San Francisco, sur un vapeur américain qui n’attendait, pour partir, que ce petit complément de quinze cents passagers.

L’oncle Sam[2] n’a pas pour ses enfants, lorsqu’ils sont à bord, les soins paternels que John Bull a pour les siens ; aussi peut-on se figurer aisément que l’avant d’un steamer américain, avec neuf cents personnes entassées dans l’entrepont, comme des harengs dans un baril, n’est pas le lieu du monde le plus agréable. La plupart des nouveaux venus étaient des Irlandais ou des Allemands, et comme ils n’étaient d’une propreté recherchée ni sur leur personne ni dans leurs habitudes, je puis certifier à mes lecteurs qu’une étable à porcs, qui n’aurait pas été nettoyée depuis un an, serait un véritable lieu de délices, comparée à l’endroit qui devait nous servir de salon et de chambre à coucher.

En dépit de tout, nous étions assez gais, mais nous appelions de tous nos vœux le jour où nous arriverions à cette ville de San-Francisco dont nous avions tant entendu parler avant et surtout depuis notre départ. Ceux qui avaient des revolvers passaient leur temps à les nettoyer et à les mettre

  1. Boisson faite d’eau glacée, de sucre, d’eau-de-vie et de feuilles de menthe que l’on y laisse infuser pendant quelques minutes.
  2. Oncle Sam et cousin Jonathan son les sobriquets donnez par les Anglais ou John Bull aux Américains des États Unis.