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mitaines tricotées en laine verte, et s’appuyait sur un fouet à long manche.

« Brrr ! dit le gros homme en s’approchant familièrement de la cheminée, ça a piqué cette nuit !

— Tenez, dit le cafetier à Thorillon, cet homme-là est le conducteur de la voiture de Châtillon. »

Thorillon conçut aussitôt le projet astucieux de se concilier cet important personnage par une offrande propitiatoire. Et puis, son isolement commençait à lui peser. Il lui proposa donc à tout hasard d’accepter la moitié de son déjeuner. Le conducteur accepta sans façon ; en un rien de temps, le déjeuner était prêt, et c’était un bon petit déjeuner.

Enfin on entend la corne du cantonnier, le cri haletant de la locomotive, la terre tremble : voilà le train de Paris. Thorillon est déjà sur la banquette à côté du conducteur. Les voyageurs se précipitent, les bagages s’empilent sous la bâche. Au dernier moment s’élança sur le siège, à côté de Baptiste, un jeune homme à figure rose et à barbe blonde. Il avait de longs cheveux blonds qui, au moindre mouvement, dansaient autour du collet de sa redingote. Quoiqu’il fût de taille élancée, sa tournure avait quelque chose de gauche et de roide. Baptiste remarqua du premier coup d’œil qu’il avait des pieds énormes. À peine arrivé au sommet de la diligence, il s’enfonça dans son coin, empiétant, sans se gêner, sur la place de Thorillon, et se mit à fumer. Lorsqu’il avait fini un cigare, il allumait le suivant au reste du premier, et continuait sans désemparer. Quand Thorillon vit cela, il se mit à rouler des cigarettes comme un vrai Castillan ; et le conducteur tira de sa poche un tronçon de pipe, qui, à en juger par la mine, devait avoir vu plus d’un printemps.

Le premier accès de rage fumivore une fois passé, le conducteur et Baptiste se mirent à causer. Le monsieur blond ne disait mot, mais il semblait écouter avec attention. Quand l’un des deux interlocuteurs se tournait vers lui comme pour en appeler à son jugement, il souriait sans ôter son cigare de sa bouche, et c’était tout. À la fin, le conducteur n’y tint plus, et s’adressant directement au silencieux jeune homme, il lui demanda s’il était étranger. L’autre remua la tête de haut en bas, rougit, sourit, et dit avec un fort accent germanique : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Et il se remit bien vite à sucer son cigare. Après cinq bonnes minutes de réflexion, il pensa sans doute que ses compagnons ne l’avaient pas compris tout de suite ; il reprit donc avec un sourire de bienveillance : « Oh ! oui, oui ; étranger ; Allemand. »

Les deux amis, désespérant d’en tirer autre chose, se remirent à causer de leurs petites affaires. Au bout d’un quart d’heure, l’Allemand, ayant bien ruminé, jeta au milieu de leur conversation cette remarque intéressante : « Je comprends le français, mais je ne le parle pas commodément. »

Ayant ainsi parlé, le voyageur blond alluma son sixième cigare au dernier débris du cinquième, et se mit à regarder avec intérêt les champs, les prés, les bois, et les bonnes gens qui croisaient la diligence. Quand il eut fini de fumer, il se mit à siffler sans cérémonie, au grand scandale de Thorillon. Quand il eut sifflé une soixantaine de fois la même phrase, il bâilla ; et quand il eut bien bâillé en faisant bruyamment ouah ! ouah ! ouah ! il s’étira sur la banquette et faillit précipiter sur la poussière de la route le chapeau de Thorillon. À la fin, il tira une carte de sa poche et se mit à l’étudier, en sifflant et en bâillant. Lorsqu’on fut arrivé en vue de Labridun.

« Labridun ? demanda-t-il en étendant la main vers le village que l’on entrevoyait au milieu des haies et des pommiers.

— Oui, dirent à la fois le conducteur et Thorillon.

— Combien d’habitants ?

— Sais pas ! » dit le conducteur, qui allongea un grand coup de fouet à ses chevaux pour les punir de son ignorance. Thorillon demeura muet de surprise, à l’idée que cela pût intéresser quelqu’un de savoir combien il y a d’habitants à Labridun.

L’Allemand élabora longuement une autre question qu’il formula ainsi :

« Pays riche ?

— Vous n’avez qu’à regarder cette terre-là, répondit le conducteur en étendant son fouet vers un champ fraîchement remué. C’est de la bonne terre, allez, on aura beau dire le contraire. Et dans votre pays à vous, la terre est-elle bonne ?

— Sable ! répondit l’Allemand.

— Alors les pommes de terre doivent y être contentes ! » reprit le conducteur avec un gros rire.

L’Allemand prit un air embarrassé et se fit expliquer la plaisanterie qu’il n’avait pas comprise du premier coup. Quand il fut sûr de l’avoir bien saisie, il se mit à rire bruyamment en répétant : « Très-bon ! très-parfait ! les pommes de terre contentes ! ah ! ah ! ah ! »

Enfin, voilà Châtillon ; la voiture fait un horrible vacarme dans les rues étroites du faubourg : les gens se rangent précipitamment et la regardent passer. Aussitôt descendu de l’impériale, Baptiste confie sa malle au garçon d’écurie de l’hôtel du Mouton, donne ses instructions et part presque en courant pour la rue du Heaume.

À peine était-il entré dans la maison depuis un quart d’heure, qu’il vit paraître l’Allemand de la diligence, suivi d’un commissionnaire qui pliait sous le faix d’une malle assez semblable à une guérite. Quand le commissionnaire eut déposé la malle dans le vestibule, il essuya du revers de sa main gauche son front trempé de sueur, et tendit sa main droite. Le jeune homme blond y déposa gracieusement la somme de 20 centimes. Sourd aux réclamations du commissionnaire, et insensible aux railleries des gens qui s’étaient attroupés, il demanda M. Defert. Sur la carte qu’il lui fit passer, la femme de chambre put lire : Karl Schirmer. M. Schirmer, recommandé avec les plus grands éloges par un correspondant allemand de la maison Defert et Cie, venait en France pour y apprendre l’art de fabriquer du drap. M. Defert avait écrit à son corres-