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bête féroce se transformait en un véritable patriarche. Et puis ?… Et puis Thorillon tressaillit en entendant, comme dans un rêve, le nom de la station où il devait descendre, et s’aperçut, avec un sentiment de honte, qu’il avait dormi comme les autres. On pouvait donc dormir en retournant à Châtillon !

Thorillon, mal réveillé, a une vague idée qu’il vient de commettre quelque faute énorme. En tous cas, s’il a péché, il lui est donné, sans attendre longtemps, de faire une rude pénitence. Il est trois heures du matin, la voiture de Châtillon ne partira qu’à six. L’homme des bagages propose à Thorillon de laisser, en attendant six heures, sa malle en consignation. Le mot consignation déplaît au voyageur, qui demande sèchement sa malle. L’homme lui délivre le colis précieux, qu’il emporte, ou plutôt qu’il traîne jusqu’à la porte. La porte se ferme, les lumières s’éteignent. La nuit est belle, mais froide, les étoiles semblent trembler sur un ciel d’un bleu pâle. Le voyageur, transi, fait quelques pas pour se réchauffer, mais sa promenade est nécessairement restreinte, car il ne veut pas perdre de vue sa malle un seul instant. Il y a peut-être quelqu’un d’embusqué quelque part, qui n’attend que le moment de sauter dessus et de l’emporter. Baptiste se consolerait encore de perdre son linge et ses habits ; mais sa malle est remplie de menus objets qu’il emporte, pour les distribuer comme souvenirs à ses nombreux correspondants. Il y a des boîtes en coquillages achetées au Havre, de jolis galets ramassés sur la plage, quatre hippocampes desséchés, de petits tableaux de fleurs composés avec des algues et des varechs, et puis une véritable collection de photographies.

Lorsque, dans sa promenade monotone, Thorillon s’est éloigné un peu plus que de coutume, il se retourne brusquement avec l’idée qu’il va prendre en flagrant délit l’homme qui en veut à sa malle. Mais cet homme doit être bien patient et bien rusé, car il n’a pas encore seulement montré le bout de son nez. Baptiste a les poignets désarticulés par la valise aux archives, qu’il n’a pas quittée un instant. Cependant une lumière grise annonce le jour ; les maisons se détachent une à une de la masse confuse où elles étaient comme perdues. Un chien errant vient flairer la malle : voilà donc enfin un être vivant ; quelques ouvriers s’en vont travailler la terre, leurs outils sur l’épaule. Ils regardent le voyageur avec étonnement ; le voyageur les regarde avec défiance.

Enfin le Café de la Station ouvre un œil, c’est-à-dire une fenêtre, et l’on voit danser sur les vitres les reflets d’un joli feu de sarments. Thorillon s’attelle de nouveau à sa malle ; et la hissant sur une des tables du café, avec son sac par-dessus, à portée de sa main, il prend place au coin du feu, et demande quelque chose de chaud.

« Il n'y a rien de chaud, répond brusquement l'homme du café, encore tour endormi.

— Eh bien, faites chauffer quelque chose!

–C'est ce que je ferais, si j'avais quelque chose à faire chauffer, reprit l'homme sans regarder Thorillon.

— Du bouillon?

— Du chocolat? dit d'une voix faible Thorillon désespéré.

— Je vais voir s’il en reste. »

L’homme revint tout de suite et déclara qu’il n’en restait pas. Le ton qu’il avait en disait cela pouvait se traduire par : c’est bien fait ! Posant ses deux mains sur la table qui faisait face à Thorillon, il se mit à le regarder fixement en sifflant. Il semblait le mettre au défi de le forcer à trouver quelque chose quelque part. Quand il vit Thorillon baisser la tête, et qu’il pensa l’avoir assez écrasé de ses refus :

« Vous savez, reprit-il, que ce n’est pas un restaurant ici, c’est un café ; alors cela coûte toujours un peu plus cher. Qu’est-ce que vous diriez, par exemple, d’une bonne petite soupe à l’oignon et d’une bonne petite omelette au lard ? Hein ! qu’est-ce que vous diriez de ça ?

— Je dirais que ça fait venir l’eau à la bouche, » dit une grosse voix du côté de la porte. La grosse voix appartenait à un gros homme enroué, dont on ne voyait que le nez et les yeux. Le reste de sa personne disparaissait dans une grosse houppelande. Il avait autour du cou une demi-douzaine de mouchoirs, et les pattes de sa grosse casquette lui couvraient les oreilles et la moitié des joues ; il portait d’énormes