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yeux et interroge le matelot avec avidité. Il apprend, avec surprise, que Gibraltar appartient aux Anglais ; et il demande au matelot pourquoi les Espagnols permettent ça.

« Probablement parce qu’ils ne peuvent pas l’empêcher, » répond le matelot.

Baptiste se contente de cette réponse, et retourne au pavillon tout pensif. Comme le matelot lui a dit que le fond de la vie d’un Espagnol c’est de fumer des cigarettes, il se met à fumer des cigarettes du matin au soir, pour se donner un avant-goût de la vie espagnole. Il se regarde, en passant, dans les glaces, et finit par se trouver un petit air étranger qui le flatte. Étranger, soit ! mais pas Espagnol dans tous les cas ; car on se figure mal un hidalgo avec des favoris d’étoupe et des constellations de taches de rousseur sur une peau blafarde. Baptiste, qui commence à s’ennuyer un peu au milieu de ses caisses, fume avec tant de fureur, qu’il ruinerait à jamais sa constitution, si les fourgons destinés au déménagement ne venaient le relever de sa faction.

Au moment où l’on commençait à charger les caisses, un monsieur très-bien mis et très-insolent, suivi d’un domestique en livrée, entra pour visiter le pavillon. À tout propos le domestique, comme un écolier qui récite une leçon, répondait : « Oui, monsieur le baron ! Non, monsieur le baron ! » Baptiste ouvrait de grands yeux ; il s’imaginait, sans savoir d’abord d’où lui venait ce doute, que le baron n’était pas un vrai baron, et que le domestique n’était qu’un domestique de louage. Peu à peu ses doutes, s’il en avait encore, disparurent : il reconnaissait très-bien le visiteur insolent, mais il était déroulé par son aplomb et par son effronterie. Il n’aurait peut-être rien dit de sa découverte, mais le baron ayant déclaré devant les rouliers que le pavillon était une misérable bicoque, et qu’il ne pouvait lui convenir :

« Dites donc, monsieur Charles Jacquin, s’écria Thorillon, il ne faut pas tant faire le fier ; les gens qui ont habité ce pavillon vous valent bien, soit dit sans vous offenser. »

Le baron rougit d’indignation, et se mordit les lèvres ; mais il ne répliqua pas. Le domestique se mit à rire derrière son chapeau, et les hommes de peine ricanèrent sans se gêner. M. le baron descendit à grands pas la côte qui mène à Caudebec.

« Comment ce garçon-là est-il devenu baron ? » se demanda l’honnête Baptiste en roulant une cigarette.

Il était devenu baron de la façon la plus simple. Comme il avait l’instinct de la spéculation, il avait fait des coups de Bourse magnifiques. Le hasard l’avait fait créancier, pour une somme considérable, d’un diplomate allemand, envoyé par la petite cour de Munchhausen, qui avait eu l’imprudence de vouloir, lui aussi, faire fortune à la Bourse. Charles, qui était riche et vaniteux, lui donna généreusement quittance en échange d’un titre de baron que l’autre lui obtint « pour services rendus ». Ce titre de baron, il l’avait d’abord essayé en riant, il le portait maintenant à la face d’Israël.

Il était venu de Paris à Rouen, afin de parier aux courses ; il y avait gagné des sommes considérables. L’idée lui était venue alors de visiter les bords de la Seine à petites journées, pour gagner ensuite Étretat. Par une habitude de spéculateur habile, il marchandait tout sur son chemin, les châteaux et les bicoques, pour voir s’il ne trouverait pas par hasard une bonne affaire. Comme il avait envoyé son valet de chambre en avant pour préparer son installation à Étretat, il avait loué à Rouen un domestique d’occasion rien que pour être appelé M. le baron devant les étrangers. Lorsque Thorillon l’eut si mal reçu, il rentra précipitamment à l’hôtel de l’Aigle-d’Or, et fit atteler aussitôt sa chaise de poste. Il lui tardait d’être à Yvetot pour y prendre le chemin de fer, et se séparer le plus vite possible du domestique qui avait été témoin de l’affront.

Les fourgons chargés, Thorillon n’eut rien de plus pressé que de partir pour Paris, afin de gagner ensuite Châtillon. Quoiqu’il eût plusieurs heures devant lui en arrivant à la gare Saint-Lazare, il traversa presque au pas de course le tumulte et l’agitation de Paris, pour se rendre à l’autre gare. Là, on lui dit qu’il ferait mieux de prendre le second train, qu’en prenant le premier il attendrait trois heures à la station la correspondance de Châtillon ; il ne se crut bien sûr de son affaire que quand il vit sa malle aux bagages, et qu’il fut installé, sa valise (où était toute sa correspondance) entre ses jambes, dans un wagon de troisième classe.

Une chose le surprit beaucoup, c’est le calme et même l’indifférence de ses compagnons de voyage. Les uns mangeaient, les autres causaient de choses banales, les autres dormaient, et même ronflaient, comme s’il était permis de dormir quand on retourne à Châtillon. La joie coupe le sommeil aussi bien que l’appétit ! Le départ avait été très-bruyant ; quelques soldats qui s’en allaient en congé commencèrent à chanter, à rire et à plaisanter ; on faisait des niches aux dormeurs, et l’on se promettait de passer une agréable nuit, sans fermer l’œil. Cependant, à mesure que les stations se succédaient, les chanteurs se fatiguaient, les plaisants devenaient sérieux, ceux qui se moquaient des dormeurs, cédaient à la même faiblesse. On s’installait de son mieux, on s’allongeait, on se tassait ; et à mesure que la locomotive grondait, sifflait et piaffait, le silence se faisait à l’intérieur du wagon. Il y eut un moment où Thorillon tout seul avait les yeux ouverts ; à la lueur vague des lampes, les dormeurs, durement cahotés, s’agitaient dans une demi-obscurité fantastique ; des ombres s’allongeaient et se raccourcissaient ; les physionomies se modelaient brusquement pour se noyer ensuite dans le vague.

En face de Thorillon, un vieil ouvrier à barbe grise montrait les dents, et semblait avoir un sourire de bête féroce ; une secousse, un simple mouvement, et la