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était hydropique, et les deux autres étaient perclus de rhumatismes. De plus, devenus perspicaces avec l’âge, ils sentaient combien ils avaient perdu dans l’estime de la famille, depuis qu’on leur avait interdit l’entrée du salon triangulaire. Ils n’assistaient plus aux repas, et on ne leur faisait plus de couchettes avec les livres et les cahiers. Et puis, la disparition subite de Rigolo, transformé un beau jour en gibelotte, leur avait donné beaucoup à réfléchir. Toutes les réformes, même les plus justes et les plus nécessaires, froissent toujours et sacrifient quelques intérêts particuliers. Les cochons d’Inde sentaient cela ; ils ne se plaignaient pas, mais leur physionomie avait quelque chose de plus froid et de plus réservé. Le capitaine, en les contemplant avec mélancolie, ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur lui-même, et de s’écrier : « Ce que c’est que de nous ! — Bah ! reprenait-il philosophiquement, on ne peut être et avoir été. Chacun son tour en ce monde ! » Et le digne homme se consolait de n’avoir plus de jambes, et pas beaucoup de mémoire, en pensant que Jean était un grand garçon, et que plus il avançait en âge, plus sa mère avait de raisons d’être fière de son œuvre.


CHAPITRE XX

Les Nay déménagent. Thorillon entrevoit Charles Jacquin et fait la connaissance de M. Karl Schirmer.


Une grande lettre à cachet rouge que reçoit un matin M. Nay vient changer les occupations de Thorillon. Comme un moine copiste du moyen âge, il reste penché de longues heures sur un chef-d’œuvre de calligraphie dont il veut faire la surprise à tout le monde. Le chef-d’œuvre bien et dûment parachevé, il en admire de près les détails, et de loin l’ensemble ; et quand il peut se dire que c’est parfait, et qu’il n’y a plus rien à y ajouter, il suspend le chef-d’œuvre à une des fenêtres qui donnent sur la route. Et les passants s’arrêtent pour lire en caractères de la plus exquise fantaisie : — Pavillon avec jardin et herbage à louer présentement. — Vue magnifique sur la Seine. — Le peintre-vitrier de Caudebec, qui passe pour aller à Villequier peindre l’enseigne d’un nouveau cabaret, s’arrête stupéfait et étudie longtemps la pancarte en sifflant. Il flaire un rival dans l’auteur anonyme de l’écriteau. Son front se rembrunit, et il est mélancolique le reste de la journée.

Les gens qui flânent pour tuer le temps se disent entre eux, au café du Commerce : « Vous savez la nouvelle ? les locataires de Barre-y-Va nous quittent. » Et les commentaires vont leur train au bruit des billes qui s’entre-choquent sur le tapis du billard, des dominos que l’on traîne sur le marbre des tables, et des dés que les joueurs de jacquet agitent dans le cornet et jettent sur le fond de la boîte, à tour de rôle.

De prétendus amateurs de villégiature profitent de l’occasion pour visiter le pavillon ; ils espèrent se faire une idée de l’ameublement, et surprendre les locataires dans leur intérieur. Mais ils sont bien attrapés. Pour tout locataire, ils trouvent Thorillon en manches de chemise, qui se démène au milieu d’un chaos de caisses, de valises et de porte-manteaux, ficelant, empaquetant, clouant et surtout sifflant à tue-tête, et gai comme un pinson. M. Nay, madame et le petit garçon ont pris les devants. Baptiste a donc une mission de confiance dont il est encore plus fier que de sa belle écriture. Quand il n’en peut plus à force de clouer, de ficeler, d’empaqueter, d’emballer et de siffler, il ferme le pavillon, met la clef dans sa poche qu’il ferme avec une épingle, pour plus de sûreté. De la route, il jette un regard de satisfaction sur son écriteau, et s’en va prendre ses repas dans le petit cabaret de Barre-y-Va, que fréquentent les douaniers et les matelots.

On l’entoure, on l’interroge, et c’est ce qu’il demande ; car, après s’être fait prier un peu, pour la forme, il entame l’histoire des splendeurs, des projets et des vertus « de la famille ». Les matelots apprennent avec satisfaction que M. Nay en a fini avec la basse Seine, et trouvent, comme Baptiste, qu’un autre ingénieur sera bien suffisant désormais pour finir ce qui a été si bien commencé. Désormais, M. Nay a mieux que cela à faire. « Nous irons bientôt en Espagne faire les études d’un tracé de chemin de fer ; de là en Italie ; ensuite nous verrons ! Comme nous serons forcés de vivre un peu en bohémiens, Madame, pendant ce temps-là, ira chez sa mère, où elle ne sera pas de trop, car la seconde fille de Madame va la quitter pour se faire religieuse »

Il se trouve justement dans l’auditoire un matelot qui a relâché une fois à Gibraltar. Il est vrai que Gibraltar est dans le midi de l’Espagne et que M. Nay et Baptiste doivent opérer dans le nord. Baptiste ne s’inquiète pas de cette circonstance bien minime à ses